Coincé entre la chute de l’Empire à Sedan et la Commune de 1871, le siège de Paris constitue une période ingrate de quatre longs mois difficiles, marqués par la rigueur d’un hiver particulièrement froid et par une famine impensable tant elle paraissait appartenir à d’autres temps que la modernité. Mais, à bien des égards et davantage encore que la Commune, le Siège sonne la fin de la « fête impériale ». Il sanctionne aussi ce moment où Paris ne serait plus en mesure d’être pleinement la capitale du progrès et des arts, de la presse triomphante, de la vitalité de la littérature et des théâtres, de la vie mondaine et des salons. C’est dans cette temporalité suspendue de Paris assiégé[1], et dans ce contexte d’une disette culturelle, où la vie artistique est mise entre parenthèses et comme assourdie par les incertitudes institutionnelles de la France et par les impératifs de la guerre avec la Prusse, qu’en décembre 1870 trois sculpteurs, tous enrôlés dans la Garde nationale, entreprennent de modeler dans la neige deux statues monumentales érigées sur les remparts du sud de Paris, qui représentent La Résistance et La République. Quel est le sens de ces initiatives, par lesquelles des sculpteurs décident de créer, en dépit des circonstances ? Comment ces œuvres seront-elles promues et reçues ? Comment comprendre la démarche de ces artistes qui, par leurs créations éphémères, font acte d’une modernité s’ignorant peut-être, tout en flirtant avec un esprit d’avant-garde qui serait plutôt celui des débuts du XXe siècle ? C’est à ces questions, et à quelques autres, que cette contribution voudrait répondre, en s’intéressant à un épisode érigé en « tableau du Siège[2] » – notamment par Théophile Gautier dans son recueil du même nom – un épisode qui, s’il fut fameux en son temps et resta gravé dans les mémoires des décennies suivantes, n’a pas beaucoup retenu l’attention des historiens et des historiens de l’art au-delà de l’anecdote insolite[3] – à l’exception notable de Hollis Clayson, dans la perspective d’une interprétation marquée par les gender studies[4].
« La Résistance », tiré de [Félix Bracquemond], Siège de Paris de 1870, Cinq eaux-fortes par Bracquemond, Paris, P. Rouquette libraire-éditeur, 1874, p. 4.
Trois sculpteurs sur les remparts
Le 8 décembre 1870, une neige abondante tombe longuement sur Paris assiégé et ses environs où stationnent les troupes prussiennes. Cette conjoncture signe de manière spectaculaire la précocité et la rudesse d’un hiver qui a accentué les privations du Siège : les libertés de circulation de deux millions d’habitants retenus dans la capitale sont entravées ; les carences et rationnements alimentaires, matériels et économiques infligés à la population sont davantage aiguisés[5], éprouvant un peu plus les capacités de résistance des civils et des quelque 450 000 gardes nationaux mobilisés pour défendre la ville encerclée par l’ennemi[6]. Parmi cette masse d’hommes en armes, des artistes « des rues d’Assas, Vavin et Notre-Dame-des-Champs[7] » nourrissent presque exclusivement les rangs de la 7e compagnie du 19e bataillon de la Garde nationale, affectée à la défense passive de la lisière sud du 13e arrondissement de Paris. Les peintres Chenavard, Carolus Duran, Philippoteaux, Oudinot et Ranvier, le graveur Bracquemond, les sculpteurs Falguière, Delaplanche, Moulin, Lepère ou Chapu y sont enrôlés et postés au bastion 84.
Dans cet hiver inhabituellement froid, il faut tenter de combler l’ennui de l’attente et lutter contre le désœuvrement de cette guerre de position qui ne dit pas son nom, mais qui suscite des activités plastiques dont le conflit suivant verra la démocratisation dans les tranchées[8]. Dans l’un de ses « croquis » des Tableaux de siège, Théophile Gautier, que Bracquemond a invité à venir voir la vie du cantonnement sur les remparts et surtout à embrasser le panorama des paysages enneigés, décrit bien le jeu des circonstances infligées à ces « artistes peintres et statuaires blasés bien vite sur les péripéties de l’éternel jeu de bouchon, et qui ne demanderaient pas mieux que d’occuper d’une autre manière leurs loisirs d’une faction à l’autre[9] » :
La pipe, le cigare, la cigarette aident à brûler le temps, les discussions d’art et de politique le tuent quelquefois, mais on ne peut toujours fumer, parler ou dormir. Or, depuis trois ou quatre jours, il est tombé une assez grande quantité de neige, à moitié fondue déjà dans l’intérieur de Paris, mais qui s’est maintenue sur le rempart plus exposé au vent froid qui vient de la campagne. Et comme il y a toujours chez l’artiste, quel que soit son âge, un fond d’enfance et de gaminerie, à la vue de cette belle nappe blanche, l’idée d’une bataille à coups de boules de neige se présenta comme une distraction de circonstance. Deux camps se formèrent et des mains actives convertirent en projectiles les flocons glacés et brillants recueillis sur les talus. L’action allait s’engager quand une voix cria : « Ne vaudra-t-il pas mieux faire une statue avec ces pains de neige ? » L’avis parut bon, car MM. Falguière, Moulin et Chapu se trouvaient de garde ce jour-là. On dressa un semblant d’armature en moellons ramassés de côté et d’autre, et les artistes, à qui M. Chapu servait complaisamment de praticien, se mirent à l’œuvre, recevant de toutes mains les masses de neige pétrie que leur passaient leurs camarades[10].
Tous trois du même âge et de la même génération, Alexandre Falguière, Hippolyte Moulin et Henri Chapu décident donc de sculpter, dans les matériaux inattendus que sont la neige et la glace, des figures allégoriques monumentales – les proportions ont leur importance. Le projet procède évidemment du jeu et du défi ; il relève aussi de l’insolite, sans être dénué d’un caractère expérimental. Le 9 décembre, en l’espace de deux ou trois heures, Falguière érige donc une figure féminine colossale qu’il intitule La Résistance ; de son côté, mais à proximité, Moulin dresse un monumental buste de La République sur une sorte de piédestal.
Âgés de moins de quarante ans, leurs auteurs ne sont pas des artistes mineurs. Alexandre Falguière (1831-1900) est Grand Prix de Rome (1859), multi-médaillé au Salon (1864, 1867, 1868) et chevalier de la Légion d’honneur (depuis juin 1870). Certaines de ses œuvres ont été acquises par l’État et son Tarcisius, martyr chrétien (1868, Musée d’Orsay) lui a valu une belle reconnaissance critique. Henri Chapu (1833-1891), également Grand Prix de Rome (1855), médaillé au Salon, chevalier de la Légion d’honneur depuis 1866, il est l’un des sculpteurs les plus en vogue sous le Second Empire où l’on s’arrache ses portraits et médaillons. Quant à Hippolyte Moulin (1832-1883), s’il jouit d’une carrière moins prestigieuse, il a débuté au Salon en 1857, où il a obtenu quelques récompenses en 1864, 1867 et 1869. Ces trois artistes appartiennent donc pleinement au système académique dont ils sont les produits et les acteurs, comme l’indique leur cursus honorum bien établi avant la guerre de 1870.
Deux sculptures pour un « musée de neige »
C’est au terme d’une expédition dans les faubourgs menée en voiture à cheval, les conduisant « le long de grands murs gris placardés d’anciennes affiches, de vieilles maisons bizarres consacrées à des industries que la ville élégante rejette à ses extrémités, de baraquements en bois de sapin, ambulances ou abris pour les troupes, de clôtures démantelées dont le ton rappelait les dessins sur papier teinté[11] », que Bracquemond et Gautier parviennent « à l’endroit où se trouvait la curiosité […] promise et qui valait en effet le voyage au bastion », précise l’écrivain[12]. La curiosité à voir est un « musée de neige[13] » constitué de deux sculptures installées dans l’entrelacs des fortifications, dont Bracquemond gravera les figures à l’eau-forte en 1874, d’après ses croquis pris sur le motif en décembre 1870[14].
Le buste de La République par Hippolyte Moulin domine l’appareil des remparts. Il se dresse sur son « point le plus élevé[15] », d’où son regard « semble plonger au loin dans la campagne[16] » et d’où il est visible de loin, tel un sémaphore. Gautier raconte comment cette œuvre aurait été exécutée collectivement – ce qui n’a pas été sans déplaire à ce sculpteur qui, quelques semaines plus tard, rejoindra la Fédération des artistes de la Commune :
Quand l’artiste travaillait à la tête de sa République, dont les lignes doivent être allongées et combinées pour un plafonnement considérable, ses amis lui criaient d’en bas : « Rajoute du front, soutiens la joue, avance le menton, remets de la neige au bonnet ! » Et l’artiste, perché sur son épaulement comme un ouvrier grec au sommet d’un fronton, écoutait les indications et les critiques, et le buste prenait une beauté majestueuse et terrible. Quelle admirable matière que ce Paros céleste qu’on nomme la neige ! Quelle blancheur immaculée ! quelle finesse de grain, quel scintillement de micas et de paillettes d’argent ! avec quelle douceur les pâles figures modelées dans ce duvet soyeux se détachent sur le fond d’ouate du brouillard et des arbres lointains semblables, au bas du ciel gris, à de légères fumées rousses[17] !
De l’iconographie de cette œuvre, dont seules les conditions d’exécution l’intéressent, Gautier ne dit rien. La gravure de Bracquemond permet de voir qu’il s’agit du buste d’une femme à la longue chevelure tombant sur ses épaules, coiffée d’un bonnet phrygien et dont les traits affichent une expression solennelle et sévère. Après la dissolution de l’Empire et sous le gouvernement de la Défense nationale, alors que se radicalise politiquement une part importante de la Garde nationale qui deviendra le bras armé de la Commune, cette effigie de la République a une très claire inspiration jacobine : comme Maurice Agulhon en a établi la généalogie, cette figure féminine à pileus romain a d’abord signifié la Liberté, avant de symboliser la République au terme d’une décennie révolutionnaire[18]. Moulin s’inscrit donc dans cet héritage qu’il revendique et qu’il actualise explicitement – rien d’étonnant à ce que Gautier ne s’intéresse guère à cette œuvre, à laquelle il préfère celle de Falguière, d’inspiration moins politique que morale, sur laquelle s’attarde bien plus longuement son attention. Il écrit :
L’artiste délicat […] n’a pas donné à La Résistance ces formes robustes, presque viriles, ces grands muscles à la Michel-Ange que le sujet semble d’abord demander. Il a compris qu’il s’agissait ici d’une Résistance morale plutôt que d’une Résistance physique, et au lieu de la personnifier sous les traits d’une sorte d’Hercule femelle prête à la lutte, il lui a donné la grâce un peu frêle d’une Parisienne de nos jours. La Résistance, assise, ou plutôt accotée contre un rocher, croise ses bras sur son torse nu avec un air d’indomptable résolution. Ses pieds mignons, s’appuyant, les doigts crispés, à une pierre, semblent vouloir s’agrafer au sol. D’un fier mouvement de tête, elle a secoué ses cheveux en arrière comme pour faire bien voir à l’ennemi sa charmante figure, plus terrible que la face de Méduse. Sur les lèvres se joue le léger sourire du dédain héroïque, et, dans le pli des sourcils se ramasse l’opiniâtreté de la défense, qui ne reculera jamais. Non, les gros poings d’un barbare n’attacheront pas ces bras fins et nerveux derrière ce dos d’une ligne élégante. Cette taille souple rompra plutôt que de ployer. La force immatérielle vaincra la force brutale, et, comme l’ange de Raphaël, mettra le pied sur la croupe monstrueuse de la bête. Au bas de cette statue improvisée, M. Falguière a eu la modestie d’écrire en lettres noires sur une planchette : La Résistance. L’inscription était inutile. En voyant cette figure d’une énergie si obstinée, tout le monde la nommera, quand même elle n’aurait pas à côté d’elle son canon de neige[19].
À l’inverse de son évocation elliptique de La République de Moulin, la longue ekphrasis de La Résistance de Falguière, à laquelle se livre Gautier n’est pas sans lien avec la renommée déjà solide du sculpteur. Surtout, par son iconographie, son titre et sa signification, la statue de Falguière incarne littéralement des valeurs consensuelles dans le contexte du Siège : la résistance et, avec elle, le courage, la détermination, l’énergie… auxquelles la population parisienne peut s’identifier et dont on retrouvera bientôt des échos dans les représentations monumentales d’Antonin Mercié (Quand même !, 1882-1886, Paris, musée d’Orsay) ou d’Auguste Bartholdi (le Lion de Belfort, 1875-1880, Belfort). « Ainsi M. Falguière se trouve être un sculpteur Moderne autant qu’un sculpteur national », en conclura Étienne Bricon[20], en 1900, par l’association de deux termes a priori contradictoires. Si elle en reprend certains détails ou attributs – la figure féminine, le canon, la détermination –, la statue de Falguière se démarque très nettement de l’allégorie furieuse de la République dessinée par le caricaturiste Alphonse Lévy sensiblement au même moment[21].
Des œuvres éphémères ?
« Il est douloureux de penser que le premier souffle tiède fera fondre et disparaître ce chef-d’œuvre », regrette Gautier[22], qui souhaiterait que dure ce modeste musée en plein air et glacé, comme sont appelés à durer les musées dont la vocation conservatoire leur fait tutoyer l’intemporalité. Son article, publié dans le Journal officiel (12 décembre 1870), avant d’être repris dans L’illustration (31 décembre 1870) et enfin dans son recueil des Tableaux de siège (1871), a contribué à la notoriété de l’œuvre de Falguière et à la volonté de l’inscrire dans une forme de postérité dépassant l’évanescence du matériau dans lequel elle a été conçue. Gautier lui-même prend une hypothèque sur l’Histoire, quand il rappelle soigneusement que l’initiative de Falguière n’est pas inédite et quand il convoque ce qu’on pourrait appeler le précédent Michel-Ange :
Ce n’est pas la première fois du reste que de grands artistes daignent sculpter ce marbre de Carrare qui descend du ciel sur la terre en poudre scintillante. Michel-Ange modela pour satisfaire une fantaisie de Pierre de Médicis une statue colossale de neige – chose rare à Florence – dans la cour même du palais, et ce badinage où éclatait le génie de l’artiste, car lorsqu’on a la pensée, la matière importe peu, lui valut la faveur du nouveau grand-duc, qui le protégea comme avait fait Laurent le Magnifique[23].
Gautier n’est pas le seul à vouloir faire perdurer la statue de La Résistance au-delà de la fonte de la neige accompagnant la fin de l’hiver. D’autres témoignages, écrits ou visuels, s’emploieront à pérenniser l’œuvre qui s’est inscrite dans ce que Maurice Agulhon avait identifié, à propos de la période du gouvernement de la Défense nationale, comme un « expressionnisme de l’enthousiasme politique qui rend l’image omniprésente dans l’hiver du Siège[24] », auquel ont participé des phénomènes tels que le port ostensible d’insignes à l’effigie de la République, quelques atteintes à des statues publiques de Napoléon (comme celle de Courbevoie jetée en Seine) et la vénération endeuillée de la statue de la Ville de Strasbourg due à James Pradier et érigée place de la Concorde (1838) – en ouverture de ses Tableaux de siège, Gautier l’a saluée comme une « nouvelle Madone[25] ». Parmi ces évocations textuelles ou iconographiques, on peut mentionner la composition de Félix Philippoteaux (elle nous est connue grâce à sa reproduction gravée par Burn Smeeton pour L’Illustration[26]), hésitant entre la scène de genre militaire et la peinture d’histoire. L’artiste a représenté l’élaboration spectaculaire de la statue de La Résistance par Falguière, au milieu des gardes nationaux et sous leurs yeux. On peut aussi évoquer la planche n°21 du caricaturiste Faustin, pour sa série Paris bloqué, publiée à la flexion de 1870 et 1871 sous le titre « La statue de neige, Un souvenir du mois de décembre au bastion 75 [sic][27] ». En dépit des flagrantes divergences dans la représentation de La Résistance – Philippoteaux est plus fiable que Faustin, si on compare leurs représentations respectives à celle de Bracquemond –, le point commun de ces deux images réside dans l’attention portée à l’acte de sculpter par la mise en scène de l’artiste au travail et dans la volonté de donner à l’œuvre l’apparence d’une statue pérenne dépassant sa matérialité fugace. C’est également le sens du poème de Théodore de Banville dédié, en décembre 1870, à la sculpture de Falguière dans ses Idylles prussiennes[28], qui est un hommage à la « merveilleuse prose [de] Gautier, notre maître[29] ». Banville salue l’œuvre comme « une héroïque statue[30] », et il vante les mérites de Falguière qui, ayant « dédaigné[31] » les marbres de Carrare et de Paros, a choisi la neige :
[…] la neige, — subtile,
Candide, étincelante, franche ;
La chaste neige en fleur, qu’Eschyle
Nomme la neige à l’aile blanche[32].
Et prenant la neige lactée
Pour la pétrir sous la rafale,
Ô RÉSISTANCE, il t’a sculptée
Dans cette matière idéale[33].
Par ailleurs, Banville ouvre son poème sous l’égide du « Musée de neige » de Gautier dont il cite un extrait en exergue de ses propres vers : « La force immatérielle vaincra la force brutale et, comme l’ange de Raphaël, mettra le pied sur la croupe monstrueuse de la bête[34]. »
La neige est donc le nœud dans lequel se trouve prise et exprimée la fascination pour la statue de Falguière, dont les qualités d’immatérialité et d’idéal feraient oxymore avec le sujet – la Résistance –, si la symbolique de celle-ci n’était pas essentiellement d’ordre moral et patriotique. Or, chez Gautier comme chez Banville ou Faustin, la statue de neige de Falguière est moins une intervention pleinement inscrite dans la temporalité du Siège qu’une proposition pour l’avenir et elle est destinée aux mémoires individuelles et collectives. Banville écrit significativement :
Car plus fragile que le givre,
Cette Ode à nos jeunes armées
Était destinée à ne vivre
Que dans nos mémoires charmées[35].
Quant à Faustin, sa caricature déjà citée repose sur une dimension nettement rétrospective qu’indique son titre : « La statue de neige, Un souvenir du mois de décembre au bastion 75[36] ».
La sculpture comme Vanité
Reprenons la remarque de Gautier, pour la citer entièrement cette fois-ci : « Il est douloureux de penser que le premier souffle tiède fera fondre et disparaître ce chef-d’œuvre, mais l’artiste a promis d’en faire, à sa descente de garde, une esquisse de terre ou de cire pour en conserver l’expression et le mouvement[37]. » Ce regret, atténué par une promesse, n’est pas dicté par les seules circonstances. Dans son premier compte rendu du Salon de 1872[38] – on l’appela le « Salon de la défaite » –, qu’à rebours des usages critiques il inaugure par la section de sculpture, parce qu’il déplore que la France ait moins la culture de la sculpture que celle de la peinture – « le goût de la nation est plus dramatique que plastique », note-t-il[39] –, Gautier s’attarde longuement sur Falguière et note en conclusion de son article :
On se souvient de ce musée de neige improvisé par les artistes de garde au rempart. Avec ce marbre de Paros aussi blanc et plus ductile que l’autre, mais qui a l’inconvénient de fondre au premier souffle, M. Falguière avait modelé pour sa part une figure de La Résistance de la plus heureuse inspiration. C’était une jeune femme d’une beauté délicate, d’une énergie toute nerveuse et morale, dont la tête penchée sur la poitrine, les pieds appuyés contre le sol, indiquaient une indomptable opiniâtreté, une Parisienne de race, et non « la forte femme aux puissantes mamelles » d’Auguste Barbier. Nous comptions bien la revoir au Salon, solidifiée en plâtre ou en marbre, la belle rageuse de neige. Mais nous avons éprouvé une déception. M. Falguière était sans doute trop occupé à son Corneille, ou bien il nous réserve cette surprise pour l’année prochaine[40].
Cette nécessité de pérenniser l’éphémère, qui paraît obséder Gautier, revient à vouloir que la sculpture de neige de Falguière ait pu devenir une statue publique. L’artiste lui-même paraît avoir caressé cette ambition comme l’attestent, retrouvées à sa mort dans son atelier, plusieurs études en terre cuite (Toulouse, Musée des Augustins), en cire (Paris, musée Carnavalet) et en plâtre (Paris, musée d’Orsay) montrant qu’il a exploré différentes solutions formelles et iconographiques – autour de la nudité et de la présence du canon[41] –, peut-être en marge de sa participation au concours pour le Monument de la Défense de Paris[42] destiné à Puteaux (1879-1880), au terme duquel fut choisi le projet d’Ernest Barrias, avec sa figure allégorique de la Ville de Paris, vêtue d’un manteau militaire, stoïquement adossée à un canon et accompagnée d’un garde national qu’elle protège ou qui la protège en résistant furieusement à l’ennemi[43]. L’esprit guerrier et désespéré du groupe de Barrias invite à mesurer l’écart avec celui de La Résistance de Falguière – une femme dont la nudité dit la fragilité, en dépit de sa détermination et de ses attributs que sont le canon et les boulets – et permet de comprendre ce qu’écrira H. Galli en 1895 :
Falguière, […] dès son retour à l’atelier, prit l’ébauchoir, mais vainement il chercha, il travailla, il peina. Aucune de ses maquettes n’avait la fière allure, la poésie de la statue de neige ; il les détruisit. La capitulation, le démembrement de la France, puis l’affreuse guerre civile avaient, hélas !, dissipé les dernières espérances. L’inspiration était morte[44].
Si certaines assertions de Galli sont erronées, le critique d’art avait raison sur un point – celui du moment : La Résistance de Falguière n’était pas destinée à survivre à la fonte de la neige, car elle ne pouvait durablement ni symboliser ni commémorer la guerre après la défaite et après la Commune ; moins encore, elle ne pouvait être à même de signifier « l’Année terrible » et ce qu’on appelait d’un euphémisme pudique « Nos désastres ». Les faits avaient en quelque sorte contrarié l’iconographie d’une figure plantureuse et courageuse, qui n’était pas dénuée d’une forme de virilité (bras musclés et croisés cachant sa poitrine, cuisses et jambes puissantes, épaules carrées et torse masculin), mais qui demeurait un nu féminin vulnérable face à la guerre. Au fond, en dépit des attentes de Gautier, La Résistance de Falguière n’aurait pas été en mesure d’inviter au culte cristallisé autour de la statue de la Ville de Strasbourg auquel il avait été si attentif :
[…] une nouvelle dévotion s’est fondée […] ; la sainte statue est parée comme une Madone […] de plus d’ornements [qu’] une image sacrée. […] Elle disparaît presque sous l’entassement des bouquets et des ex-voto patriotiques. […] Des banderoles où sont tracées des inscriptions enthousiastes voltigent autour d’elle. Sur le piédestal se lisent des cris d’amour et d’admiration. […] le peuple semble, en adoptant cette statue comme une image sacrée, comme une sorte de Palladium, et en lui rendant un culte perpétuel, vouloir dédommager la ville malheureuse, lui prouver son ardente sympathie et la soutenir, autant qu’il est en lui dans son héroïque résistance[45].
Que reste-t-il alors de cet éphémère musée de sculpture des remparts de Paris soumis à la rigueur de l’hiver 1870 et dont les gravures de Bracquemond ont gardé le souvenir ? Une poignée de textes en prose ou en vers et quelques images, « dont la durée n’est pas un déjeuner de soleil[46] » – c’est-à-dire l’inverse de « la poésie de la statue de neige[47] » célébrée par Galli en vertu d’une nostalgie qui a fait de La Résistance de Falguière une allégorie glacée du Siège et une sorte de Vanité monumentale de l’héroïsme français pendant la Guerre de 1870 que sanctionna une lourde défaite militaire débouchant sur une crise morale et politique. Indépendamment de son sujet vite condamné à l’obsolescence par la défaite, La Résistance de Falguière ne pouvait être par sa matérialité fragile et périssable, au-delà de son éphémère temporalité, qu’une allégorie de la vie précaire et funèbre du Siège.
« La République », tiré de [Félix Bracquemond], Siège de Paris de 1870, Cinq eaux-fortes par Bracquemond, Paris, P. Rouquette libraire-éditeur, 1874, p. 5.
Bertrand Tillier (Université Paris I-Panthéon Sorbonne)
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Historien de l’art, Bertrand Tillier est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre d’histoire du XIXe siècle (UR 3550) qu’il co-dirige. Ses travaux portent sur l’histoire des médias, l’histoire de l’art, la culture visuelle et l’histoire du patrimoine. Dans la perspective d’une histoire culturelle et sociale, il s’intéresse aux objets visuels des XIXe et XXe siècles, dont la légitimité artistique a longtemps été considérée comme faible (caricature, image de presse, carte postale, artisanat des tranchées de la Grande Guerre…) et à leur patrimonialisation. Il est l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels Caricaturesque (La Martinière, 2016), Déjouer la guerre ? Une histoire de l’art des tranchées (1914-1918) (Presses universitaires de Strasbourg, 2019) et L’Émotion Notre-Dame (avec Sébastien Le Pajolec, Éditions B2, 2020). Commissaire d’exposition, il dirige les Éditions de la Sorbonne.
[1] Voir l’anthologie d’Eléonore Reverzy, Témoigner pour Paris, Récits du Siège et de la commune, 1870-1871, Paris, Kimé, 2020.
[2] Sur ce vocable, voir Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2004, p. 120 et suiv.
[3] Peter Fusco, « Falguière, The Female Nude and La Résistance », Los Angeles County Museum of Art Bulletin, n° 23, 1977, p. 37-50 ; Maurice Agulhon, Marianne au combat, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1979, p. 179.
[4] Hollis Clayson, Paris in Despair, Art and Everyday Life under Siege (1870-71), Chicago & London, The University of Chicago Press, 2002, p. 273-283.
[5] William Serman, La Commune de Paris, Paris, Fayard, 1986, p. 142 et suiv.
[6] Ibid., p. 120 et suiv. Voir aussi Roger Dupuy, La Garde nationale, 1789-1872, Paris, Folio Gallimard, coll. « histoire », 2010, p. 496 et suiv.
[7] [Félix Bracquemond], Siège de Paris de 1870, Cinq eaux-fortes par Bracquemond, Paris, P. Rouquette libraire-éditeur, 1874, p. 7. La préface de ce recueil, qui reprend en grande partie le « Musée de neige » de Théophile Gautier (cf. infra), est anonyme.
[8] Bertrand Tillier, Déjouer la guerre ? Une histoire de l’art des tranchées (1914-1918), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Cultures visuelles », 2019.
[9] Théophile Gautier, « Autres croquis, Musée de neige », Tableaux de siège, Paris, 1870-1871, op. cit., p. 136-142.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] [Félix Bracquemond], Siège de Paris de 1870, Cinq eaux-fortes par Bracquemond, op. cit.
[15] Théophile Gautier, « Autres croquis, Musée de neige », op. cit.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Maurice Agulhon et Pierre Bonte, Marianne, Les visages de la République, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1992, p. 15 et suiv.
[19] Théophile Gautier, « Autres croquis, Musée de neige », op. cit.
[20] Étienne Bricon, Psychologie d’art : les maîtres de la fin du XIXe siècle, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1900, p. 117.
[21] Alphonse Lévy, Liberté, Égalité, Fraternité / Lisez !…, gravure polychrome, Saillant éditeur, 1870, Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire.
[22] Théophile Gautier, « Autres croquis, Musée de neige », op. cit.
[23] Ibidem.
[24] Maurice Agulhon, Marianne au combat…, op. cit., p. 179.
[25] Théophile Gautier, « Une nouvelle Madone, La statue de Strasbourg », Tableaux de siège…, op. cit., p. 1-3.
[26] Dans L’Illustration, 31 décembre 1870. L’image illustre la reprise du « Musée de neige » de Théophile Gautier.
[27] Le Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis conserve un exemplaire de cette image.
[28] Théodore de Banville, « La Résistance, statue de Falguière », dans Œuvres de Théodore de Banville : Idylles prussiennes [1872], Paris, Alphonse Lemerre, 1890, p. 124-127.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire.
[37] Théophile Gautier, « Autres croquis, Musée de neige », op. cit.
[38] Théophile Gautier, « Salon de 1872. Sculpture », Le Bien public, 28 mai 1872, p. 2.
[39] Ibid.
[40] Ibid.
[41] Voir les reproductions données par Hollis Clayson, Paris in Despair…, op cit., p. 282-283.
[42] Sa maquette pour le concours est reproduite dans le catalogue de l’exposition Quand Paris dansait avec Marianne, 1879-1889, Paris, Musée du Petit Palais, 1989, p. 95.
[43] Daniel Imbert, « Le monument de la défense de Paris », dans le catalogue de l’exposition Quand Paris dansait avec Marianne…, op. cit., p. 86-102.
[44] H. Galli, « Statue de neige », L’Art français, 19 janvier 1895 ; repris in La Plume, 1898, p. 93-94.
[45] Théophile Gautier, « Une nouvelle Madone, La statue de Strasbourg », op. cit.
[46] Hippolyte Lucas, « Critique historique et littéraire », Le XIXe siècle, 27 novembre 1871, p. 4.
[47] H. Galli, « Statue de neige », op. cit.
