La source la plus fréquente d’inspiration pour un ballet reste sans doute l’œuvre littéraire. Mais quand on pense à un roman monumental et sombre comme Les Frères Karamazov de Dostoïevski, on a du mal à imaginer la transposition de cette œuvre en œuvre chorégraphique. Néanmoins, cette dernière a enflammé l’imaginaire du chorégraphe Boris Eifman qui a fait danser les frères Karamazov.
Dans le répertoire des spectacles de Boris Eifman, plusieurs ballets tirent leur inspiration d’œuvres littéraires. Et le chorégraphe a toujours aimé transposer les textes à la scène. Le roman Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski a servi d’inspiration pour la création de deux spectacles dans la carrière du chorégraphe. La première transposition chorégraphique a vu jour en 1995 et connu un grand succès en Russie ainsi qu’à l’étranger. Le deuxième spectacle créé en 2013 s’intitulait Au-delà du péché. C’est une relecture contemporaine de la première pièce destinée à s’adapter davantage aux goûts et aux tendances de la nouvelle société russe. Le chorégraphe n’a pas pu mettre en scène l’ancien spectacle pour deux raisons importantes : premièrement, la Russie contemporaine est très différente de celle des années quatre-vingt-dix ; deuxièmement, le chorégraphe a décidé de mettre en avant la danse et d’ouvrir une perspective où celle-ci constitue un champ de pensée et de débats autour des questions éthiques, religieuses et philosophiques. L’expression corporelle apparaît comme un outil parfait pour atteindre ce but. Le nouveau ballet est désigné comme un psychodrame où le corps humain s’interroge de façon brutale sur les postulats religieux et moraux, et se montre perturbé par les passions, les angoisses et les peurs de l’homme. L’expression du corps permet de voir quelque chose d’autre, qui n’est pas visible à la lecture du livre. Sans aucune parole, les danseurs transmettent les souffrances atroces des personnages principaux du roman. Contrairement à la première version du ballet, la deuxième adaptation change de titre et réduit le nombre de personnages. Le nouveau titre rend le sujet encore plus concret et met en relief le regard personnel du créateur du ballet. Par ailleurs, ce remaniement creuse un écart entre le texte de l’œuvre et le ballet. La musique du ballet repose sur le choix de trois grands compositeurs : Moussorgski, Rachmaninov et Wagner.
Le ballet se compose de deux actes. Le premier acte relate les lignes principales du roman de manière condensée. Le spectateur, sans même connaître l’œuvre littéraire, se plonge dans l’histoire, il comprend la différence entre les trois frères, la compétition cruelle entre le père et le fils Dmitri, leur lutte pour Grouchenka, leur haine. La première scène s’ouvre par le son des cloches d’une église et la danse du frère Aliocha qui fait le signe de croix. Le spectateur comprend qu’il s’agit d’une personne dotée d’une foi profonde. Ses deux frères le rejoignent dans cette danse et ainsi les trois personnages principaux sont désormais connus. Les danses s’enchaînent très vite afin de présenter tous les personnages et la trame de l’œuvre de façon très abrupte. Le premier acte reprend certaines scènes précises du roman, entre autres, la scène de la grande dispute à la table du monastère. La table est un objet récurrent du spectacle : c’est autour d’elle que la famille Karamazov danse et que le père trouve sa mort. De plus, un autre attribut important du spectacle est l’immense croix présente dès l’ouverture du spectacle et jusqu’à sa fin, qui permet de traiter d’une manière explicite la question de Dieu, structurante dans le roman de Dostoïevski. À la fin du premier acte, une voix déclare « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ». Cette citation que l’on attribue à Fiodor Dostoïevski n’existe pas en tant que telle dans le roman, mais reprend les passages des Frères Karamazov.
Le deuxième acte cède la place à la danse et la lecture des extraits du roman. Nombreux sont les duos ou les trios de danseurs qui entrent en discussion sur les questions morales et philosophiques. L’existence de Dieu, le pardon, la liberté, le doute et la souffrance sont au cœur de la représentation voulue le chorégraphe dans le deuxième acte et il choisit de privilégier la danse sur l’aspect narratif que pouvait avoir le ballet dans son premier acte. Dépassant la simple illustration chorégraphiée de l’œuvre, le spectacle d’Eifman tente de se donner un espace de réflexion, de discussion entre les personnages ainsi que les interactions entre la danse et la plasticité.
Le ballet Au-delà du péché est un excellent exemple du théâtre novateur de Boris Eifman, de ses particularités esthétiques et de sa propre expression dansante. Selon le chorégraphe, le spectacle réunit tous les moyens artistiques disponibles dans le but de résoudre le mystère le plus important des œuvres de Dostoïevski, celui de la nature humaine[1]. Le spectacle est d’autant plus contemporain qu’il emploie de nouvelles technologies scéniques. Entre autres, des effets de lumière créés par de nouveaux appareils technologiques reproduisent l’atmosphère dense et sombre du roman. Les décors et les costumes du peintre théâtral Viatcheslav Okunev marquent un nouveau jalon d’une collaboration qui dure depuis de nombreuses années. La scénographie stylisée, les détails des costumes des danseurs tels que le pantalon large des hommes et un sarafan (une robe ample et légère), font référence à l’époque de Dostoïevski et préservent en même temps un caractère abstrait avec des motifs futuristes. Ceci permet de réfléchir sur l’œuvre dostoïevienne en tant qu’œuvre en dehors du temps, dotée d’un son caractère universel.
Le nouveau ballet établit un lien étroit avec l’actualité russe, en particulier les relations avec l’Église, la foi et le Dieu. Notons que juste un an avant la mise en scène du spectacle, la Russie connaît de grands procès comme celui du groupe Pussy Riot qui a provoqué des débats autour de la place de l’Église orthodoxe dans la société russe. Cependant, le spectacle ne fait pas que refléter des sujets aussi brûlants de la société russe que la recherche d’un équilibre entre la religion et la laïcité. Il privilégie les sujets propres à tout homme, en particulier l’étude de la nature du péché humain et de la crise morale. La chorégraphie contemporaine traite ici de valeurs éternelles. Boris Eifman, souvent qualifié d’inventeur d’un nouveau ballet russe, atteint son objectif : montrer que le ballet russe, connu à l’extérieur de la Russie comme un art académique, peut proposer également un autre répertoire. Ses pièces inspirées par les œuvres de grands écrivains de la littérature comme Les Frères Karamazov en proposent une relecture contemporaine et actuelle.
Tatiana Nikitina
EA 4593 CLARE (Cultures, Littératures, Arts, Représentations, Esthétiques)
[1] « Entretien avec Boris Eifman : relire Dostoïevski », Buro 24/7, 30 septembre 2013, https://www.buro247.ru/culture/expert/intervyu-buro24-7-boris-eyfman.html