Julien Schuh : Le régiment des hypnotiseurs : hypnotisme et contrôle social

Le régiment des hypnotiseurs
Hypnotisme et contrôle social

Julien Schuh
Université Paris Nanterre

Pour comprendre la fascination du XIX^e siècle pour l’hypnotisme (et le magnétisme avant lui), partons à rebours de la fin du siècle. Gustave Le Rouge et Gustave Guitton publient entre 1899 et 1900 La Conspiration des milliardaires, une série de romans d’aventure, dont les volumes 3 et 4, intitulés Le régiment des hypnotiseurs, mettent en scène le complot de l’élite financière américaine pour conquérir l’Europe. De richissimes entrepreneurs créent à cet effet un « Collège des sciences psychiques » en recrutant des médiums à travers le monde, pour former un « régiment des hypnotiseurs » destiné à fondre sur le vieux continent et à prendre le contrôle des populations[1]. Ce roman annonce tous les savants fous et aventuriers hypnotiseurs du XX^e siècle : Fantômas, Docteur Mabuse… Il vient surtout synthétiser toutes les réflexions sur le magnétisme puis l’hypnotisme qu’a connu le XIX^e siècle. Pourquoi cette obsession de l’époque pour ces phénomènes ? La notion d’hypnotisme a permis l’articulation de diverses réalités sociales et de constructions imaginaires et a livré un symbole apte à saisir les mécanismes d’une société fondée sur le contrôle de tous par tous, à travers la vision. En effet, l’hypnotisme est très souvent réduit à un phénomène de regards, qu’ils soient ceux de l’homme d’exception qui impose sa volonté par ses yeux ou ceux des victimes fascinées dont l’esprit est pénétré par des images trop puissantes pour qu’ils puissent y résister. Il sert à penser le rôle de la vision dans les mécanismes de contrôle de la société, à une époque de démocratisation et de reconfiguration des hiérarchies sociales.

À la croisée des questions psychologiques, sociologiques, juridiques, l’hypnotisme symbolise les nouvelles relations de pouvoir dans les sociétés modernes : le monde est un spectacle confondant public et acteurs, où la fonction de metteur en scène n’est plus dévolue à un Dieu unique, œil surveillant l’humanité depuis une position centrale, mais s’est propagée dans les regards de tous. Il dit le contrôle social à travers les yeux de chaque individu, à la fois hypnotiseur et hypnotisé. C’est la société tout entière qui apparaît comme un « régiment d’hypnotiseurs ».

Cristallisation

On connaît bien l’histoire du magnétisme et de l’hypnotisme, qui a été amplement étudiée[2]. Ce qui m’intéresse ici, c’est de comprendre comment s’est cristallisée cette « idée-force », pour reprendre la terminologie de Fouillée[3]. Pourquoi une société se reconnaît-elle dans certaines configurations imaginaires ?

À la fin du siècle, l’hypnotisme est devenu une notion extrêmement complexe, un agrégat de croyances, de théories, d’idéologies… C’est peut-être Alfred Jarry qui en donne la synthèse la plus nette dans son œuvre, où la suggestion hypnotique joue un rôle important. Dans L’Amour absolu, en 1899, il réutilise directement les écrits de Janet et d’autres psychologues pour décrire des scènes de fascination, où un personnage subjugue sa mère adoptive par son regard, et lui fait jouer des rôles variés, de la sainte Marie à la prostituée[4]. Mais l’imaginaire de l’hypnotisme est présent dans l’ensemble de ses textes : la suggestion hypnotique lui permet de penser la relation de l’auteur au lecteur, du maître à l’esclave, du commandant à ses troupes, du marionnettiste à ses pantins ; dans tous les cas, c’est le regard qui sert de point de focalisation de la volonté, à partir duquel elle se diffuse vers les sujets de son emprise. Jarry ne fait en réalité que résumer les éléments épars dans la culture de son époque concernant la suggestion magnétique.

On peut considérer l’hypnotisme comme un exemple particulièrement frappant d’objet culturel formant une structure agrégative signifiante. Cette notion, lorsqu’elle se diffuse à partir des années 1860, en essaimant à partir des discours scientifiques dans la culture médiatique, récupère en effet une multitude de fragments culturels divers auxquels elle donne un sens nouveau, et qui avaient déjà, pour la plupart, été mis en forme par les théories du magnétisme : le regard médusant de la mythologie ; l’œil comme centre de concentration de la volonté, par parallélisme avec l’idée de concentration des rayons lumineux (un chroniqueur imagine ainsi en 1892 : « Quelques expériences pourraient être faites à titre d’essai d’une manière analogue dans le domaine de la transmission de la pensée en plaçant de grandes lentilles devant les yeux d’un hypnotiseur à une distance convenable pour faire converger les radiations cérébrales sur les yeux du sujet hypnotisé[5] ») ; le flux magnétique et la notion de polarité ; le modèle du grand homme galvanisant les foules ; les théories de contrôle panoptique ; le principe du complot (les hypnotiseurs vont très vite devenir des bandits tentant de contrôler la société), de la vedette théâtrale au centre de la scène ; l’automatisme psychologique (l’homme comme automate, la société et ses rouages) ; mais aussi des scénarios (romanesques, théâtraux, journalistiques : les délires de domination, l’influence sur les foules) qui structurent l’appréhension des faits sociaux et de la « réalité ».

Tous ces éléments sont connus. La question est de savoir comment interpréter ce type d’objet culturel complexe, formé par sédimentation de signification, qui agence à la fois des images, des idées, des structures, des scénarios… Parlera-t-on de mythe, de fable ? Peut-on réduire l’hypnotisme à un modèle explicatif d’une époque, une sorte de métaphore, comme nous avons aujourd’hui les zombies et les vampires ? Quelle est la relation entre tel dispositif imaginaire et la société ? On pourrait peut-être appeler ce type d’objet culturel une contexture : un agencement complexe d’éléments disparates, pouvant servir de scénario, de modèle causal, de matrice créative, de grille de lecture, etc[6]. Ces objets sont construits non pas de manière logique, mais par des rapprochements, des parallélismes mentaux, des coïncidences (de forme, de signification) qui deviennent des confirmations de la justesse de leur articulation. L’équivalence entre le schéma des rayons lumineux de l’œil et l’idée de magnétisme permet de relier les deux formes, selon un processus qu’on peut comparer à celui de l’étymologie populaire. La culture fonctionne grâce à ces mécanismes analogiques qui existent dans les sociétés dites « primitives » comme dans l’Occident moderne.

Il s’agit moins de modèles figés que des modélisations potentielles qui donnent forme à l’expérience sociale. L’intérêt de ces « contextures » est d’être polysémiques, de pouvoir coordonner des expériences très diverses. Ce sont des structures en attente d’un contenu. Le parallélisme formel entre le fonctionnement de l’hypnotisme et le principe du contrôle social en assure le succès.

Hypnose et ordre social : de l’œil magnétique à l’œil passif

On considérera donc l’hypnotisme comme une réflexion par l’imaginaire, grâce à la reconfiguration d’éléments sociaux dans un cadre préconstruit, sur les modèles de société du XIX^e siècle, et en particulier sur l’émergence d’une société autorégulée par la vision collective.

Le problème de la lisibilité du monde social

Une des grandes questions du XIX^e siècle est celle de l’opacité sociale, conséquence de la libéralisation de la société, des dérèglements économiques provoqués par l’essor du capitalisme, du passage d’une société d’ordres à une société de classes. Les hiérarchies sociales n’apparaissent plus clairement, en particulier dans les villes, et les contemporains développent des outils pour classer et reconnaître des indices d’appartenance sociale : ce sont les physiologies, les caricatures, les images et les textes visant à rendre lisible à nouveau l’espace social, avec la constitution concomitante d’une herméneutique indicielle permettant l’émergence de la sociologie, de l’anthropométrie criminelle, etc. Les corps, les actions, les vêtements deviennent des séries de signes discrets, qui donnent accès non seulement aux intériorités, mais aussi aux hiérarchies sociales, aux cercles familiaux, professionnels, politiques…

L’hypnotisme entre dans cet arsenal d’outils de lecture de la société. C’est une notion éminemment politique, qui interroge les moyens de contrôle d’une société, la liberté individuelle et collective, les identités sociales.

Gabriel Tarde, dans La criminalité comparée, note que la suggestion hypnotique est un outil médical mais aussi sociologique :

M. Beaunis a raison de dire que la suggestion hypnotique fournit la seule méthode connue d’expérimentation en psychologie ; mais on voit qu’il aurait pu ajouter : en sociologie. Non seulement, en effet, elle donne le moyen d’isoler les plus menues opérations de l’esprit (c’est le cas des suggestions négatives, par exemple) et de descendre ainsi aux derniers éléments de la vie mentale chez l’hypnotisé ; mais encore, par la relation unique et singulière de celui-ci avec son hypnotiseur, elle met à nu l’élément même de la vie sociale[7]. 

On peut penser en particulier à tous les spectacles d’hypnotisme consistant à faire prendre à l’hypnotisé divers rôles sociaux, comme ceux de Donato, véritable vedette dans les années 1880[8]. L’hypnotisé est vidé de son individualité, et on lui demande d’endosser des personnalités variées, ce qu’il exécute à la perfection : le voilà tour à tour jongleur, serveur, danseur ; ou de jouer des émotions, joie, tristesse… L’hypnotisme révèle la prégnance inconsciente de modèles de conduite prêts à l’emploi, justifiant l’idée que la société n’est qu’un spectacle. Les personnalités ne sont que des types construits socialement, les identités, des rôles interchangeables. L’hypnotisme réduit les individualités à des programmes mentaux qu’on peut contrôler à loisir ; il dit la manière dont les regards peuvent figer les individus dans un rôle social. L’hypnotisme devient lui-même un spectacle : il représente l’essence même du spectaculaire, mettant en scène l’inconscient physionomique de la société, la réduction du jeu social à des apparences vides. Charcot ne s’y trompe pas, lui qui est le premier à transformer les séances publiques de la Salpêtrière en sensations médiatiques[9].

L’hypnotisme peut non seulement révéler l’inconscient social, mais aussi, lorsque l’occultisme latent de la notion est réactivé, permettre de voir au loin ou de connaître l’avenir ; la séparation du corps astral d’une femme hypnotisée part observer un malade dans un autre pays, ce qui provoque sa mort[10]. Robida, dans La Caricature du 1^er janvier 1881, sur un ton moins morbide, présente un hypnotiseur qui transforme la personnification de la Caricature en prophétesse [fig. 1]. Ses yeux bandés lui permettent paradoxalement de voir l’avenir, de jeter un « coup d’œil prophétique sur l’an 1881 » par une « extase mystique » qui lui révèle les faits sociaux à venir : l’hypnotisme est un outil pour lire la société et générer des probabilités.

Ordre et désordre des sociétés démocratiques : de l’œil central aux yeux omniprésents

Si l’hypnotisme intègre l’œil dans son fonctionnement imaginaire, c’est parce que la société du XIX^e siècle est fondée sur une régulation par le regard, concomitante de la spectacularisation de tous ses aspects. Sur les boulevards, dans les salons, à l’usine, au café, les regards de chacun forment un réseau de surveillance et de respect des convenances ; l’œil joue un rôle croissant dans le maintien de l’ordre social. Les boulevards sont des ébauches de prisons panoptiques ou de phalanstères (qui seront réalisés plus tard par la télésurveillance généralisée) : il s’agit d’atteindre à la transparence de la société, réduite à des surfaces lisibles grâce à de nouvelles sciences de déchiffrement des corps et des attitudes[11] (la phrénologie menant à l’anthropométrie, la physionomie à la sociologie).

Jane Jacobs analyse l’ordre social dans les villes comme un phénomène émergent, rendu possible par la multitude d’yeux dans la rue (« eyes on the street »), sans nécessiter de surveillance organisée ou centralisée. C’est la multitude de regards qui se succèdent dans l’espace et dans le temps (ceux des commerçants à travers leurs vitrines, des flux de passants à certaines heures, etc.) qui crée un maillage de surveillance constant[12]. C’est ce contrôle par les regards qu’interroge également l’hypnotisme.

La manière dont ont évolué les concepts de magnétisme, puis d’hypnotisme au cours du siècle suit en effet les transformations politiques en France. La libéralisation de la société, le passage d’un pouvoir centralisateur fort à une république égalitaire sont parallèles au mouvement qui voit l’effacement progressif de la notion de magnétisme par celle d’hypnotisme. On glisse d’un œil actif à un œil passif, d’une forme de concentration de la puissance d’un individu dans son œil, puissance dirigée vers l’extérieur par le flux magnétique, à un mouvement inverse de pénétration de l’esprit de l’hypnotisé, faible, par la brèche de l’œil. On reconnaît aussi l’évolution d’un autre modèle englobant, celui de la vision, qui selon Jonathan Crary passe d’un « modèle projectif » à un modèle d’« incorporation de l’observation[13] ». À une conception du pouvoir de l’œil comme autoritaire, omnipotent et divin — celui des héros de Balzac, qui parle à plusieurs reprises des « yeux magnétiques » de ses personnages (dans Le Père Goriot, un forçat jette à Vautrin « le regard froidement fascinateur que certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, et qui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés[14] ») — le XIX^e siècle substitue une conception « démocratique » où les regards de la foule sont simultanément actifs et passifs, surveillants et surveillés — en état d’autohypnose.

Le passage du modèle du magnétisme, art de la projection, vers un modèle de l’hypnotisme, vu comme la réception d’une empreinte externe, a de nombreuses conséquences sur la conception de l’ordre social et de la manière d’influencer les foules. Les psychologues et sociologues, Tarde en tête, font de la vision une faculté d’impression mentale, selon un modèle qu’il faut chercher dans le développement de la photographie et les réflexions sur l’empreinte à l’époque[15]. Bernheim, dans L’hypnotisme et la suggestion dans leurs rapports avec la médecine légale (1897), explique que toute pénétration par une idée constitue un acte en puissance du cerveau :

J’ai défini la suggestion toute idée acceptée par le cerveau. Que cette idée vienne par l’oreille, exprimée par une autre personne, par les yeux, formulée par écrit ou consécutive à une impression visuelle, qu’elle naisse en apparence spontanément, réveillée par une impression interne, ou développée par les circonstances du monde extérieur, quelle que soit l’origine de cette idée, elle constitue une suggestion.

Nous avons établi que toute suggestion tend à se réaliser, que toute idée tend à se faire acte. Traduit en langage physiologique, cela veut dire que toute cellule cérébrale actionnée par une idée actionne les fibres nerveuses qui doivent réaliser cette idée[16].

L’œil est un point de rupture de l’intégrité de l’esprit qui est sans cesse assailli d’images, c’est-à-dire d’impulsions possibles ; seul le travail constant de la volonté empêche ces influences externes d’être immédiatement suivies d’effet. L’esprit est en état permanent de suggestion ; l’hypnotisme ne fait que supprimer toutes les barrières mentales contrariant le passage à l’acte, et il le fait à travers le regard. C’est un procédé mettant en jeu cette perméabilité de l’esprit par l’œil, point faible dans l’unité de la conscience. En court-circuitant la volonté, l’hypnotiseur démontre le vide central de l’esprit, l’identité n’étant qu’une série de postures et d’habitudes acquises socialement et sans cesse activées volontairement, mais qui peuvent être remplacées par d’autres très facilement. La femme, conçue comme un être faible, est le sujet hypnotisé par excellence.

L’évolution de la notion d’hypnotisme, au cours de la Troisième République, est fortement liée à la question du maintien de l’ordre social en démocratie. Deux développements particulièrement intéressants de cette « contexture » entrent en jeu : d’une part, son utilisation comme outil pour penser l’influence criminelle ; de l’autre, son rôle possible dans la manipulation des foules.

Francillon, dans une chronique du Charivari du 16 avril 1890, réinterprète l’expression « faire marcher quelqu’un au doigt et à l’œil » en rapportant les résultats de séances d’hypnose (le terme est encore peu courant, puisqu’il prend la peine d’affirmer que « le mot a cours ») : on peut arrêter de fumer ou de boire grâce à la fascination provoquée par deux doigts placés devant les yeux. Ces méthodes font envisager à la fois la paix universelle, un ordre social parfait et une utilisation illégale de cette malléabilité de la volonté humaine[17].

La période voit en effet se multiplier les affaires criminelles impliquant l’hypnotisme. On fait appel à l’état d’hypnose comme circonstance atténuante, on écrit des sommes juridiques pour prendre en compte les états de conscience altérés dans les crimes ; une des affaires les plus médiatisées est celle de la « Malle sanglante de Millery », qui avait défrayé la chronique entre 1889 et 1891. Michel Eyraud avait assassiné avec l’aide de sa maîtresse Gabrielle Bompard un huissier de justice, et s’était débarrassé du corps en l’expédiant par malle à Lyon. Arrêté à Cuba, Eyraud fut guillotiné en février 1891 ; Gabrielle Bompard prétendit avoir agi sous l’effet de l’hypnose et écopa de vingt ans de travaux forcés[18].

Ce genre d’affaires diffuse l’idée d’une utilisation de l’hypnotisme comme « virus criminel », pour reprendre les termes de Tarde[19]. Henriot, dans Le Charivari du 29 janvier 1890, met en relation anthropométrie et hypnotisme (on mesure le corps, on contrôle l’esprit) et se moque de cette mode de l’hypnotisme :

À peine arrêtée, Gabrielle Bompard a été livrée au service anthropométrique. On l’a consciencieusement photographiée, et les agents de M. Bertillon ont mesuré la longueur de ses tibias. Précaution bien chimérique, — si j’ose m’exprimer ainsi, — car le service est fait dans le but de reconnaître un condamné qui se livrerait à la récidive, et Gabrielle n’a, croyons-nous, aucune envie de recommencer de sitôt. Mais le service anthropométrique n’entre pas dans tant de considérations. La rage de mesurer les criminels est telle, que M. Bertillon finira par mesurer les condamnés à mort quelques minutes avant leur exécution. Mesure bien fausse, d’ailleurs ; car, un petit moment après, le criminel aura la tête de moins !

L’hypnotisme a suivi le service anthropométrique. Il a saisi, lui aussi, Gabrielle. La suggestion est, en cette fin de siècle-ci, aussi commune que la dilatation d’estomac. De même que tous les malades sont dilatés, tous les accusés ont été suggestionnés. Pourquoi Gabrielle a-t-elle tenu la chandelle pendant l’opération de la rue Troncon-du-Coudray ? — Hypnotisme. Pourquoi est-elle revenue d’Amérique ? — Hypnotisme. Et pourquoi est-elle actuellement sous les verrous ? — Toujours hypnotisme.

Aimez-vous la muscade ? On en a mis partout[20].

Plus grave pour l’ordre social, surgit la crainte d’une manipulation à grande échelle des masses par la vulnérabilité de leurs yeux. Tarde explique l’existence de la société par des Lois de l’imitation qui sont liées à l’hypnotisme : « L’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social[21]. » L’état d’hypnose latent des foules permet la propagation des idées, la contagion mentale. Dans une société démocratique, c’est l’enjeu des élections et de la manipulation des foules qui pèse sur les esprits. André Laroche, qui se moque de la mode de l’hypnotisme, remarque que « l’hypnotisme électoral » des affiches criardes menace le libre arbitre des électeurs :

Maintenant, que ceux qui conserveraient encore quelque illusion sur la moderne sorcellerie à la mode contemplent un peu le kaléidoscope bariolé des murs de Paris, par cette période de réclame politique. Veni, vidi, victus svm ! Après avoir considéré, fixé, lu, relu, médité, ils ne sauront plus où donner de la tête ! Les professions de foi leur auront enlevé le jugement et le libre arbitre.

L’hypnotisme électoral ne vaut pas mieux que les autres, ni les élections passionnelles mieux que les causes de même nom[22].

La voie est mûre pour imaginer des « images subliminales » susceptibles de manipuler inconsciemment les consommateurs.

Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, Julien Schuh est président de la Société des Amis d’Alfred Jarry et rédacteur en chef de la revue de l’association, L’Étoile-Absinthe (http://alfredjarry.fr). Il a publié en 2014 un livre tiré de sa thèse, Alfred Jarry, le colin-maillard cérébral (Champion). Il dirige le projet PRELIA (Petites Revues de Littérature et d’Art) destiné à produire une base de données des revues d’avant-garde entre 1870 et 1940 (http://prelia.fr).

[1] Gustave Le Rouge et Gustave Guitton, Le régiment des hypnotiseurs, chap. XXI, dans Gustave Le Rouge, L’Amérique des dollars et du crime, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 548 sq.

[2] Voir par exemple Romantisme, n° 98, quatrième trimestre 1997, « Influences ».

[3] Alfred Fouillée, La Psychologie des idées forces, Alcan, 1893, deux tomes.

[4] Paul Edwards, « Jarry/Janet. Note pour servir à une lecture de L’Amour absolu », L’Étoile-Absinthe, n^os 95-96, 2002, p. 107-120.

[5] E.-J. Houston, « La radiation cérébrale », La Science française, n° 83, 29 septembre 1892, p. 67.

[6] Voir le traitement de l’hystérie comme « idée » circulant dans l’espace discursif social dans Marc Angenot, L’histoire des idées, Liège, Presses Universitaires de Liège, p. 65 sq.

[7] Gabriel Tarde, La criminalité comparée, Paris, F. Alcan, 1886, p. 140, n. 1.

[8] Frédéric Tabet et Pierre Taillefert, « Influence de l’occulte sur les formes magiques : l’anti-spiritisme spectaculaire, des Spectres d’Henri Robin au Spiritisme abracadabrant de Georges Méliès », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 76/2015, mis en ligne le 1^er juin 2018. URL : http://journals.openedition.org/1895/5014

[9] Bertrand Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réception d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, 2008 ; Rae Beth Gordon, De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2013.

[10] « La mort d’une hypnotisée », Le Petit Parisien. Supplément littéraire illustré, n° 296, 7 octobre 1894, p. 326.

[11] Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

[12] Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Vintage Books, 1961, p. 54.

[13] Maxime Boidy, préface à Jonathan Crary, Techniques de l’observateur, Paris, Éditions Dehors, 2016, p. 11.

[14] Balzac, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 1006.

[15] Paul Edwards (dir.), Je hais les photographes ! : textes clés d’une polémique de l’image, 1850-1916, Paris, Anabet éd., 2006.

[16] Hippolyte Bernheim, L’hypnotisme et la suggestion dans leurs rapports avec la médecine légale, Nancy, impr. de A. Crépin-Leblond, 1897, p. 1-2.

[17] Francillon, « À la petite semaine », Le Charivari, année 59, 16 avril 1890, n.p.

[18] Jules de Grandpré, La malle sanglante : assassinat de l’huissier Gouffé, affaire Eyraud et Gabrielle Bompard, Paris, Fayard, 1890.

[19] Gabriel Tarde, La criminalité comparée, Paris, Alcan, 1886, p. 60.

[20] H. Henriot, « Chronique du jour », Le Charivari, année 59, 29 janvier 1890, n.p.

[21] Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, deuxième édition augmentée, Paris, Alcan, 1895, p. 83.

[22] André Laroche, « Causes passionnelles », », Le Charivari, année 58, 1889, n.p.

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