Quand la musique coutumière rencontre la musique associative dans les campagnes françaises au XIXe siècle
Christophe Tropeau, membre associé au laboratoire Temos (UMR 9016).
Cet article s’appuie sur une thèse de doctorat consacrée à la sociabilité associative rurale entre les années 1830 et les années 1930 en Mayenne[1]. Ce département est représentatif de l’Ouest de la France, avec un paysage bocager et un habitat dispersé, structuré localement par un bourg environné de multiples hameaux et fermes[2].
Ce que l’on entend au XIXe siècle, musicalement parlant, dans ces campagnes de l’Ouest, est le résultat de la rencontre de deux musiques qu’a priori tout oppose : d’une part, la musique coutumière, ou routinière, ancienne, pratiquée individuellement et transmise de manière informelle ; d’autre part, la musique associative, nouveauté du milieu du XIXe siècle, apprise sous la direction d’un chef d’orchestre lors de répétitions collectives.
L’objectif de cet article est de montrer que la rencontre entre musique coutumière et musique associative, à partir du milieu du XIXe siècle, dans les campagnes de l’Ouest de la France, aboutit, non pas à une concurrence ou à un affrontement qui tournerait à l’avantage de l’une ou l’autre, mais bien plutôt à une acculturation, qui entraîne même un regain musical rural.
Deux mondes musicaux que tout oppose
Musique coutumière et musique associative s’opposent tout d’abord en termes de pratique. La première a lieu dans un cadre informel, tant au niveau de la transmission, qui se fait au sein de la famille ou du voisinage, que de l’enrichissement du répertoire, qui tient à une réelle démarche autodidacte d’apprentissage à l’oreille. Jusque dans les années 1880, le violon, joué par un « violoneux », est l’instrument prédominant dans les campagnes mayennaises[3]. À partir de la dernière décennie du XIXe siècle, c’est l’accordéon, et son « accordéoneux », qui tend à s’imposer dans le monde paysan.
Comme le rappelle Pierre Goujon, l’association de loisir introduit au village de « nouveaux contenus dans la vie de relations[4] ». La musique associative est une pratique très encadrée, qui se déroule, dans un premier temps, lors de répétitions d’une durée d’une heure et demi à deux heures, deux à trois fois par semaine, le soir. Cela se passe dans le bourg de la commune, dans une salle de la mairie ou de l’école, ce qui tend à désavantager la population paysanne des hameaux et des fermes, même si des aménagements peuvent être trouvés. En 1889, les statuts de la Lyre de Chemazé, dans le sud du département, précisent ainsi que « les répétitions de nuit seront toujours facultatives pour les sociétaires âgés de moins de seize ans qui n’habitent pas le bourg[5] ». Les artisans et commerçants, qui résident pour l’essentiel dans le bourg, constituent ainsi plus de 50% des effectifs des sociétés musicales à la fin du XIXe siècle dans les campagnes mayennaises, alors que les membres issus de la paysannerie, majoritaires de manière écrasante pour l’ensemble de la population, n’en représentent, à la même époque, que 13%. Chaque membre est tenu de respecter les horaires des répétitions et d’être présent lors des représentations publiques. Les règlements des associations musicales font état d’échelles de sanctions pouvant aller d’amendes modiques jusqu’à l’exclusion définitive en cas de récidive. Une grande partie des sociétés musicales naît au sein de la garde nationale ou/et du corps de sapeurs-pompiers local. De fait, on note une grande influence du monde militaire, comme le port d’un uniforme ou la présence quasi exclusive de cuivres, accompagnés seulement de quelques percussions. La photo de groupe de la musique du cercle Saint-Joseph d’Évron, une commune située une trentaine de kilomètres à l’est de Laval, montre ainsi, à côté d’une quarantaine de cuivres (trompettes, cornets à pistons, tubas, trombones, cors), une grosse caisse et une dizaine de tambours (fig. 1).

Fig. 1 – La musique du cercle Saint-Joseph d’Évron vers 1900 (source : Arch. assoc. Alerte d’Évron)
La moyenne d’un effectif de fanfare rurale s’établit autour de 25 membres, mais, selon les formations, il va de 15, pour les plus petites, à plus de 50, pour les plus grandes. L’âge médian est autour de 20 ans. Quelques jeunes enfants s’y inscrivent, ou y sont inscrits, dès l’âge de 8-9 ans. Les plus âgés, souvent responsables de l’association, ont rarement plus de quarante ans. À l’instar des sociétés conscriptives, qui se développent également dans la seconde moitié du XIXe siècle, le public concerné par les sociétés musicales est celui des garçons ou jeunes hommes, entre la fin de leur scolarité et le mariage.
Musique coutumière et musique associative s’opposent ensuite en termes d’ancienneté. Grâce aux musiciens ambulants, la première se diffuse largement en France au cours du XVIIIe siècle. C’est une musique d’animation dans les fêtes patronales et les veillées. La présence du violon, puis de l’accordéon, y est indispensable. Quand, au début du XIXesiècle, les autorités publiques locales, municipales, préfectorales et ecclésiastiques, tentent de mettre fin aux assemblées de village du fait des troubles importants qu’elles peuvent engendrer (ivrognerie, bagarres, incendies, morts), elles s’en prennent au violon. Dans le Tableau des assemblées ou fêtes patronales de 1824, qui est une enquête menée par la préfecture de la Mayenne, le maire de Loiron, commune située à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Laval, répond :
Auparavant 1816 c’était la danse et depuis aucun divertissement n’a lieu à raison que l’administration locale a arrêté l’exercice du violon, je ne puis remplir les colonnes qui concernent le nombre approximatif des habitants et étrangers [à la commune] qui se trouvent à nos assemblées pour raison que depuis qu’on y voit plus de violon il n’y a presque plus d’assemblée[6].
Comme le montrent certains témoignages du milieu du XIXe siècle, le violon reste encore l’instrument de musique principal de l’animation des veillées dans les campagnes de l’Ouest de la France[7]. En 1899, l’instituteur d’Azé, dans le sud de la Mayenne, écrit toutefois : « [Les ruraux] aiment le jeu, le chant, la musique. Depuis un certain nombre d’années, nombre de jeunes gens de la campagne apprennent à jouer de l’accordéon et presque toutes les veillées d’hiver qui réunissent les jeunes gens se terminent par une petite sauterie[8] ».
Par contraste, la musique associative est avant tout une musique de représentation. Le chant choral, qu’accompagne progressivement une pratique instrumentale, connaît un grand essor dans certaines régions françaises (Alsace, Nord, région parisienne) dès les années 1840[9]. Cela contraste avec le « vide choral de l’Ouest » deux décennies plus tard[10]. Malgré tout, un décollage de la musique instrumentale associative y a lieu à partir des années 1870[11], identique à celui repéré dans le Midi de la France[12]. Cet essor est à mettre en lien avec les débuts de la IIIe République, dont les partisans voient dans la société musicale « une institution éminemment moralisatrice[13] ». La pratique d’un instrument au sein d’une fanfare serait bonne pour la santé, en fortifiant les organes internes ; elle serait également vectrice de lien social et encouragerait le consensus[14]. Tout un dispositif de subventionnement est alors mis en œuvre, par l’intermédiaire des préfets, pour financer l’achat d’instruments, de partitions et pour contribuer aux frais de déplacements inhérents à la participation à des concours régionaux ou nationaux, qui ont toute leur place dans la méritocratie républicaine et la « société des émules » que le régime tente de mettre en place[15]. La subvention de l’État est abondée par celle de la municipalité qui voit dans la création d’une société musicale un élément de prestige local. Les maires y sont souvent personnellement très impliqués, de la fondation au fonctionnement quotidien. En Mayenne, à la toute fin du XIXe siècle, c’est plus d’une soixantaine de sociétés musicales rurales qui sont répertoriées, soit 21% des communes rurales dotées d’au moins une formation. Ce chiffre corrobore, par exemple, celui relevé dans le département de l’Aude, où le même dénombrement a été réalisé[16]. Destinée principalement à être représentée, la musique associative conduit à une nouvelle attitude du public, où celui-ci n’est plus appelé à danser, mais simplement à écouter, autour du kiosque ou tout simplement sur la place du village. À la belle saison, les représentations, souvent deux par mois et d’une durée d’une heure, et le programme des morceaux joués sont annoncés à l’avance dans la presse locale. La participation à des concours musicaux lors desquels plusieurs dizaines de sociétés se rencontrent est aussi un objectif. La fanfare de Craon, dans le sud-ouest du département de la Mayenne, doyenne des sociétés musicales rurales mayennaises, créée en 1821, participe ainsi à son premier concours en 1869, à Angers[17]. Puis elle enchaîne, pendant trente ans, un nombre de plus en plus important de déplacements, grâce au chemin de fer : « Caen, Laval, Paris, Château-Gontier, Rennes, Le Mans, Nantes, Meslay, Vannes, Granville, Poitiers, Fougères, Lisieux, Condé-sur-Noireau, Brest, Rochefort et […] Bordeaux. » Lors des concours, les sociétés sont jugées selon trois critères : qualité du chef d’orchestre, qualité du jeu collectif sur un morceau connu et répété, ou non, et qualité d’un soliste. La bannière de la fanfare de Cuillé, commune limitrophe du département d’Ille-et-Vilaine, comptant 1500 habitants à la fin du XIXe siècle, a été conservée en mairie (fig. 2). Elle arbore, dans sa partie haute, 35 médailles, qui sont autant de souvenirs des concours auxquels a participé la société entre 1879 et 1904 et qui font la fierté locale.

Fig. 2 – La bannière de la fanfare de Cuillé, 1879, Mairie de Cuillé
Enfin, musique coutumière et musique associative s’opposent sur le répertoire proposé. Dans la première moitié du XIXe siècle, le fonds routinier mayennais est composé de deux couches[18]. La première, qui remonte au moins au siècle précédent, est celle de la musique accompagnant les rondes exécutées par les participants des deux sexes au son d’un chant choral. La seconde, celle des contredanses, c’est-à-dire des chorégraphies basées sur des figures exécutées par des couples se déplaçant les uns par rapport aux autres, à l’exemple des quadrilles, apparaît dans les répertoires paysans, en général, et en Mayenne, en particulier, entre 1830 et 1850[19]. Le répertoire de la musique associative se distingue par sa nouveauté et sa variété, relative. Le programme proposé à l’écoute par les sociétés musicales se compose communément de cinq à six morceaux[20]. Il y a tout d’abord une marche d’entame qui, au fil du temps, s’éloigne de ses origines militaires pour se faire plus divertissante, à base de pas redoublés ou d’allegros. Les œuvres de divertissement occupent le cœur de la représentation. On y retrouve des danses de genre, comme la polka, la scottish, la valse, la mazurka ou le boléro. Il y a aussi des transcriptions d’œuvres lyriques ou symphoniques : fantaisie, sérénade, rêverie, etc. Le programme se clôt par une nouvelle marche, de départ cette fois-ci, ou bien un hymne. Ce dernier est le plus souvent La Marseillaise, choisi comme hymne national par la IIIe République à partir de 1879. Mais, dans les années 1890, l’hymne russe est parfois interprété pour célébrer l’amitié franco-russe. Des compositeurs spécialisés se mettent au service de cette musique de fanfare. Certains, joués notamment en Mayenne, ont une œuvre pléthorique, , à l’instar de Georges Tilliard, mort en 1913, compositeur de 739 œuvres, d’Henri Kling (1842-1918), 248 œuvres, ou bien encore, Paul Kelsen (1855-1914), 134 œuvres. Les arrangements de grands compositeurs classiques sont très rares : Haydn et von Beethoven apparaissent dans quelques programmes, mais plutôt tardivement, au début du xxe siècle. Enfin, certains chefs d’orchestre locaux, expérimentés, se piquent de composition et peuvent inscrire au répertoire de la formation qu’ils dirigent leurs propres œuvres. C’est ainsi que Louis-Julien de Schepper, chef de musique dans la ville Château-Gontier puis dans le bourg rural de Craon et auteur d’une trentaine de morceaux officiellement répertoriés, fait jouer un pas redoublé, intitulé Le Castrogontérien, et une marche espagnole, dénommée Rosita[21]. Ainsi, pour exemple, le dimanche 15 février 1891, la musique municipale d’Évron interprète sous les Vieilles-Halles, de quatre heures à cinq heures de l’après-midi, le programme suivant, annoncé ainsi par le journal local :
Le Général Kléber, marche mil.[itaire], Kling
La Châtelaine, ouverture, Bléger
Frivolité, schottisch, Carteron
La Médaille d’Or, fantaisie-ouvert.[ure], Migette
Fête madrilène, boléro, Tilliard[22]
Une acculturation et un regain musical rural à la fin du XIXe siècle
L’opposition entre musique coutumière et musique associative laisse à penser que leur rencontre dans les campagnes françaises à partir du dernier tiers du XIXe siècle, tourne à la concurrence, voire à l’affrontement, violoneux et accordéoneux refusant de céder la place aux fanfares dans les campagnes. On peut également présager que la musique associative, promue par les autorités publiques, dans un cadre très formel, avec un répertoire vaste et nouveau, ne l’emporte et que la musique coutumière ne soit amenée à disparaître progressivement. C’est tout l’inverse qui a lieu.
Selon Edward P. Thompson, la coutume se distingue de la tradition en ce sens que la première est continuellement changeante, notamment sous l’effet d’une culture extérieure, alors que la seconde est figée[23]. Ainsi, la musique routinière mayennaise, sous l’influence de la musique associative, s’enrichit d’une troisième couche de répertoire dans les années 1880-1900 et intègre polka, scottish ou mazurka[24]. François Redhon, qui, dans les années 1980, collecte ce qui reste du répertoire coutumier mayennais écrit :
Certains musiciens de village vont systématiquement aux assemblées dans le but d’écouter les musiques jouées […] et les apprendre pour les jouer dans les noces ou fêtes de village. Aussi, en 1900, pas un musicien mayennais n’ignorait les nouveautés de la ville, qu’il jouait tout naturellement aux côtés des airs plus anciens[25].
Pour Yves Guilcher, « loin de se vider d’emblée de sa substance au contact de la ville, la culture paysanne va tout d’abord se montrer assez forte en mainte région pour se nourrir de ce qu’elle découvre[26] ». Ainsi, dans la monographie de son village, en 1899, l’instituteur de Loigné, au sud du département de la Mayenne, écrit : « On dansait beaucoup autrefois, moins maintenant, cependant il n’est pas rare encore, en passant devant une auberge dans le bourg ou dans la lande, d’entendre un accordéoniste jouer une polka ou un quadrille[27] ».
En retour, la musique associative est intégrée au programme des fêtes de village, selon un programme bien séquencé entre violoneux et accordéoneux, d’une part, et fanfare, d’autre part. La « Grande fête » de Saint-Denis-de-Gastines, organisée le dimanche 30 juillet 1905, se déroule ainsi :
Sur le parcours de la retraite aux flambeaux, des bals se sont improvisés à tous les carrefours ; ensuite, les danseurs se sont transportés sur le square des marronniers où un vrai bal, à grand orchestre, a duré jusqu’à une heure du matin, cependant que dans les divers cafés, les fervents de l’accordéon, de la flûte, du violon ou de la clarinette s’en donnaient à cœur joie jusqu’au jour[28].
L’animation musicale produite par les musiciens coutumiers encadre ici le concert de la fanfare. Si les airs peuvent être les mêmes, les instruments restent spécifiques : cuivres et bois pour les sociétés musicales, violons et accordéons pour les routiniers.
Par ailleurs, le principe du concours musical, très développé dans la musique associative, se diffuse dans la musique coutumière. Au tournant des XIXe et xxe siècles, des concours d’accordéons apparaissent dans les programmes des fêtes de village. Le dimanche 28 août 1898, celui organisé à trois heures de l’après-midi, place des halles, lors de la fête municipale d’Ernée, dans le nord-ouest de la Mayenne, est, une fois de plus, bien distinct, en heure et en lieu, du concert donné par la société musicale du village deux heures et demie plus tard place de l’Hôtel de ville[29].
Il faut toutefois apporter deux nuances d’importance à ce tableau musical qui peut apparaître idyllique. La première d’entre elles est la capacité des sociétés musicales à pouvoir proposer un répertoire étendu et varié. En réalité, dans les campagnes mayennaises, la situation est assez contrastée. Une minorité de formations, à l’instar de celles de Craon ou de Cuillé, précédemment citées, ont un chef d’orchestre compétent qui leur permet de jouer aussi bien des marches, des hymnes que des polkas, mazurkas, scottishs et autres valses. Ce sont celles qui se fixent comme objectif de participer aux concours. En revanche, la majorité des sociétés musicales rurales ont des moyens humains et matériels limités, comme le montre le déroulé de la « Fête organisée le 27 mai 1901, à Grez-en-Bouère [chef-lieu de canton situé dans le sud du département], pour l’inauguration du buste du colonel de Villebois-Mareuil, mort au champ d’honneur à Boshof (Transvaal), le 5 avril 1900[30] ». Six sociétés musicales ont été réunies pour l’occasion : les Petits tambours et clairons de la société de gymnastique de Sablé-sur-Sarthe (Sarthe), l’Union musicale et l’Orphéon de Château-Gontier, sous-préfecture de la Mayenne et les fanfares de Craon, Saint-Joseph de Château-Gontier, Bouère et Grez-en-Bouère. Au commencement de la cérémonie, toutes les formations entonnent La Marseillaise. Puis, le cœur de la représentation, composé d’un chœur, d’une fantaisie et d’une ouverture symphonique, est assuré uniquement par les sociétés de Château-Gontier et de Craon. Les fanfares locales de Grez-en-Bouère et de Bouère n’interviennent que pour accompagner le chant des enfants des écoles et jouer les marches d’entame et de fin.
La seconde nuance est que, dans l’Ouest de la France, où le catholicisme est particulièrement influent, la belle harmonie qui semble régner dans les années 1880-1900 entre musique coutumière et musique associative est quelque peu perturbée par une opposition entre formations municipales, laïques, et formations catholiques. Michel Denis a forgé l’expression de « guerre des comices » pour décrire le conflit qui existe, à la fin du XIXe siècle, en Mayenne, entre royalistes et républicains afin de contrôler les comices agricoles[31]. On peut réutiliser l’image et parler de « guerre des fanfares ». Cet antagonisme a tout d’abord un impact sur le répertoire et génère des vifs débats dans la presse locale. Lors d’un concert, le 26 novembre 1893, la fanfare de Quelaines, commune située à une quinzaine de kilomètres au sud de Laval, joue l’hymne russe, mais pas La Marseillaise. Ce choix est immédiatement fustigé par Le Réveil de la Mayenne, journal républicain. Ce à quoi La Gazette de Château-Gontier, journal conservateur, répond dans son édition du 3 décembre :
[Le Réveil de la Mayenne] gourmande la Société musicale de Quelaines, qui n’a pas inscrit la Marseillaise sur le programme du Concert donné, dimanche, à ses Membres honoraires. […] Elle a écarté avec soin la politique de la fête artistique offerte aux habitants de Quelains. Nous la félicitons, avec le public, de cette preuve de tact […][32].
Une semaine plus tard, Le Réveil de la Mayenne rétorque :
Nous ne pensions pas soulever tant de colères en exprimant, avec bon nombre de personnes, notre étonnement de ce que dans un Concert public on fasse figurer un hymne national étranger en affectant de passer sous silence et de proscrire l’hymne national français. […] [La Gazette de Château-Gontier] a trouvé un joli mot pour expliquer cette proscription. Ce serait, dit-elle, faire de la politique, de la hideuse politique, de faire entendre l’hymne national de la France !!! […] C’est vous qui en faites de la politique, et de la pitoyable encore, en proscrivant volontairement, intentionnellement, dans une commune de la Mayenne ce chant de la patrie, qu’acclament les étrangers et que des Français à Quelaines, en petit nombre heureusement, semblent haïr si rageusement. Notre chant national français n’a rien à voir avec la politique ; c’est ici de patrie et de patriotisme qu’il s’agit[33].
L’antagonisme entre laïcs et catholiques joue également dans les demandes de subventions auprès du Conseil général. Cela est d’autant plus fort quand les deux formations en cause sont issues de la même commune. Enfin, la rivalité peut conduire à d’interminables échanges de courriers avec la préfecture pour dénigrer, voire pour faire interdire la formation du camp adverse. En 1878, une Lyre municipale voit le jour à Renazé, commune du sud-ouest du département de la Mayenne, située au cœur d’un bassin ardoisier en pleine expansion. Quatre ans plus tard, un certain Guédon, employé des Ardoisières de l’Ouest et qui se présente comme chef de musique, sollicite l’autorisation de fonder une Harmonie des fendeurs d’ardoises. Le maire se dit défavorable à cette création, car il y voit la main du vicaire, désireux de « désorganiser la musique municipale ». L’administration préfectorale suit cet avis. Le chef de musique de l’Harmonie écrit alors un long courrier au préfet[34]. Il revient sur une représentation que sa formation avait commencé à donner devant l’église de Renazé et que le maire, accusé d’« abus de pouvoir » et d’ « acte arbitraire », a fait interrompre. Il oppose les musiciens de son Harmonie « qui, depuis leur naissance, foulent le sol de Renazé et qui, chaque jour, aux dépens de leur sueur et de leurs bras enrichissent leur pays natal » à ceux de la formation municipale, décrits comme « des parasites de la commune, des saltimbanques venus pour la foire, parcourir les rues avec grand fracas en jouant une musique militaire quelconque ». Puis il place le débat sur le plan de la réputation de la commune, en évoquant un concours auquel les deux formations ont participé à Nantes :
Est-ce nous qui naguère avons déshonoré le nom de Renazé dans la plus grande ville de l’Ouest ? Au moment où « la Lyre » de M. le maire salissait le nom de notre pays natal, c’est nous qui le réhabilitions et qui donnions une juste idée de l’honorabilité de la corporation des fendeurs d’ardoises. Si nous avions été assez mal inspirés pour faire à Nantes ce qu’a fait la Lyre, la population de Renazé nous aurait conspués avec raison, et cependant « la Lyre », à son retour, n’a pas craint de faire une entrée triomphale dans le bourg, en nous insultant à hauts cris (le maire par sa présence autorisait ce scandale) et de se faire offrir… des fleurs !!! Est-ce nous encore qui avons assez peu de souci de notre honneur pour souffrir dans nos rangs un ancien militaire dégradé ayant passé plusieurs conseils de guerre ?
Enfin, le chef de l’Harmonie termine :
Mais, l’avenir est à nous, Monsieur le préfet ! La « Lyre renazéenne » existe depuis quatre ans, et néanmoins, son chef, M. l’instituteur, ne pourrait mettre sur le pupitre de ses musiciens dix morceaux qu’ils savent couramment, tandis que les musiciens « Fendeurs d’ardoises » ont après moins d’un an d’existence, 40 morceaux à leur répertoire.
Dans ce cas précis, le préfet se montre inflexible et les sources laissent supposer que l’Harmonie des fendeurs d’ardoises connût une existence éphémère.
Ainsi, la rencontre de la musique coutumière et de la musique associative aboutit-elle à un enrichissement de la musique que l’on entend au XIXe siècle dans les campagnes françaises. Aux musiques accompagnant les rondes et les contredanses, s’ajoutent celles des danses de genre, comme la valse ou le boléro. Ce renouveau est porté par la musique associative, qui influence le répertoire de la musique coutumière, même si chacune conserve la spécificité de ses instruments : les cuivres et les bois pour la première, le violon et l’accordéon pour la seconde. Le changement principal intervient sans doute dans l’attitude du public, qui n’est plus seulement appelé à danser sur la musique lors des soirées, mais également à l’écouter, tout simplement, sur la place du village ou autour du kiosque, pendant les après-midis d’été. Les quatre décennies qui vont des années 1870 à la veille de la Grande Guerre sont une sorte d’âge d’or pour la musique dans les campagnes, puisque les occasions d’en entendre sont multipliées et que le répertoire est profondément renouvelé.
Après la Grande Guerre, le déclin de la musique routinière et celui de la musique associative dans les campagnes mayennaises sont concomitants. Ils sont tout d’abord liés à la forte baisse démographique que connaît le département entre le milieu du XIXe siècle et les années 1930, la population totale y passant de 375 000 à 250 000 habitants. La population rurale perd 40% de ses effectifs : pour des raisons économiques, les jeunes partent massivement et définitivement s’installer dans les villes. Pour la musique routinière, se pose alors le problème de la transmission intergénérationnelle. Pour la musique associative, se pose le problème des effectifs : au-dessous d’une quinzaine de musiciens, une formation musicale ne peut survivre longtemps. Entre 1900 et les années 1930, le nombre de fanfares rurales en Mayenne est divisé par deux, passant d’une soixantaine à une trentaine. L’échelle cantonale semble désormais s’imposer pour perdurer. Le déclin global de la musique en milieu rural est également lié à l’essor du théâtre, qui demande moins de formation technique pour être pratiqué. Progressivement, les programmes des sociétés musicales laissent de la place aux sketchs, à des comédies en un acte, à des « paysanneries ». La musique est bien souvent reléguée à l’introduction et à la conclusion de la soirée, ainsi qu’aux intermèdes entre les numéros. Enfin, musique coutumière et musique associative subissent, après la Grande Guerre, la concurrence de nouvelles modes venues d’Amérique, et non plus d’Europe centrale. Jazz, swing et charleston prennent le pas sur la valse, la polka ou la mazurka et sont interprétés par des orchestres professionnels basés dans les villes environnantes et qui courent le cachet[35]. Par ailleurs, dans les cafés, la musique vivante laisse la place aux pianos mécaniques et à leurs cartes perforées. C’en est fini de la « Belle Époque » musicale dans les campagnes mayennaises.
[1] Tropeau (Christophe), Le Plaisir du lien. La sociabilité associative rurale en Mayenne, des années 1830 aux années 1930, Rennes, PUR, 2023.
[2] Antoine (Annie), Fiefs et villages du Bas-Maine au xviiie siècle, Mayenne, éditions régionales de l’Ouest, 1994 ; Macé (Georges), Un département rural de l’Ouest, la Mayenne, Mayenne, Joseph Floch éditeur, 1982 ; Musset (René), Le Bas-Maine. Étude géographique, Laval, Librairie Cantin, 1978 (1ère éd. 1917) ; Pichot (Daniel), Le Village éclaté. Habitat et société dans les campagnes de l’Ouest au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2002.
[3] Écoutez gens de Mayenne. Chansons et musiques traditionnelles en Mayenne, Laval, Mayenne Culture/éd. Aedam Musicæ, 2016, p. 38-41.
[4] Gonjon (Pierre), Le Vigneron citoyen. Mâconnais et Chalonnais (1848-1914), Paris, CTHS, 1993.
[5] Arch. départ. de la Mayenne, 1 T 1052.
[6] Arch. départ. de la Mayenne, 1 M 433.
[7] Duchemin des Cépeaux (Jacques), Récits du pays de bocage. Traditions, Légendes et Chroniques, Loudéac, Yves Salmon éditeur, 1990 (1èreéd. 1854), p. 106-109.
[8] Arch. départ. de la Mayenne, MS 80/25-6.
[9] Yon (Jean-Claude), Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, A. Colin, 2010, p. 180.
[10] Gerbod (Paul), « L’institution orphéonique en France au XIXe et au xxe siècle », dans Ethnologie française, 1980, vol. X, n°1, p. 28.
[11] Rauline (Jean-Yves), Les Sociétés musicales en Haute-Normandie (1792-1914). Contribution à une histoire sociale de la musique, Lille, ANRT, 2003, 705 p. ; Lebrat (Soizic), « La Vendée résiste-t-elle à l’orphéon ? État des lieux à la veille de 1914 », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 117-2, 2010, p. 123-150 ; Cambon (Jérôme), Les Trompettes de la République. Harmonies et fanfares en Anjou sous la Troisième République, Rennes, PUR, 2011.
[12] Amaouche-Antoine (Marie-Dominique), « Les sociétés musicales dans les villages de l’Aude durant la deuxième moitié du XIXe siècle », dans Annales du Midi, oct.-déc. 1981, t. 93, n°154, p. 443-444 ; Gumplowicz (Philippe), Les Travaux d’Orphée. Deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000). Harmonies, chorales, fanfares, Paris, Aubier, 2001 (1ère éd. 1987), p. 69.
[13] Ihl (Olivier), La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 155.
[14] Pasler (Jann), La République, la musique et le citoyen, 1871-1914, Paris, Gallimard, 2015 (1ère éd. 2009), p. 221.
[15] Ihl (Olivier), Le Mérite et La République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007, p. 304-305.
[16] Amaouche-Antoine (Marie-Dominique), op. cit., p. 443.
[17] Arch. départ. de la Mayenne, 1 pe 53/4 [Le Journal de Craon], 28 avril 1901.
[18] Redhon (François), « La musique traditionnelle de la Mayenne », dans L’Oribus, mars 1982, n°5, p. 9.
[19] Guilcher (Jean-Michel), La Contredanse et les renouvellements de la danse française, Paris, Mouton & co, 1969, p. 195.
[20] Cambon (Jérôme), op. cit., p. 243.
[21] Arch. départ. de la Mayenne, 1 pe 53/4 [Le Journal de Craon], 26 mai 1901.
[22] L’Avenir de la Mayenne, 15 février 1891.
[23] Thompson (Edward P.), Les Usages de la coutume : traditions et résistances populaires en Angleterre : xviie-XIXe siècle, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2015 (1ère éd. 1991), p. 58.
[24] Redhon (François), op. cit., p. 9.
[25] Écoutez gens de Mayenne, op. cit., p. 43.
[26] Guilcher (Yves), La Danse traditionnelle en France, d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir revivaliste, Saint-Jouin-de-Milly, FAMDT éd., 1998, p. 157.
[27] Arch. départ. de la Mayenne, MS 80/6-10.
[28] Ibid., 1 pe 52/4 [Le Journal d’Ernée], 6 août 1905.
[29] L’Avenir de la Mayenne, 28 août 1898.
[30] Ibid., 19 mai 1901.
[31] Denis (Michel), Les royalistes de la Mayenne et le monde moderne, XIXe-xxe siècles, Paris, Librairie G. Klincksiek, 1977, p. 453.
[32] La Gazette de Château-Gontier, édition du 3 décembre 1893.
[33] Le Réveil de la Mayenne, édition du 10 décembre 1893.
[34] Arch. départ. de la Mayenne, 1 T 1053.
[35] Guilcher (Yves), op. cit., p. 164.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hélène Parent (24 juin 2025). Quand la musique coutumière rencontre la musique associative dans les campagnes françaises au XIXe siècle. Société des études romantiques et dix-neuviémistes. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/146qm





