Ingres. L’artiste et ses princes – par Olivier Sauvage

Ingres. L’artiste et ses princes, Château de Chantilly, musée Condé (3 juin-1^er octobre 2023).

Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) Portrait de Ferdinand-Philippe d’Orléans, Prince Royal (1810-1842), 1842 Toile ; H. 1,58 ; L. 1,22 m Paris, musée du Louvre, département des Peintures, R.F. 2005-13 © Musée du Louvre distribution RMN-Grand Palais- Angèle Dequier

Ingres a déjà suscité de nombreuses études érudites, et il est souvent mis à l’honneur par des rétrospectives d’ampleur, aussi bien en France qu’à l’étranger. L’exposition proposée par le musée Condé de Chantilly est cependant parvenue à éviter toute sensation de déjà-vu en appréhendant son œuvre sous un angle original. C’est en effet par le prisme de ses mécènes que l’artiste est abordé. À partir de la monarchie de Juillet, Ingres bénéficie de l’appui de la famille d’Orléans. Le duc Ferdinand, fils aîné du roi Louis-Philippe, devient ainsi son principal commanditaire. Le portrait du prince royal peint en 1842 illustre la relation de confiance mutuelle entre l’artiste et son modèle. Côme Fabre souligne dans le catalogue que l’œuvre a été exécutée dans des délais très courts, et sans atermoiements, « alors que la répugnance et la lenteur d’Ingres au sujet des portraits étaient déjà proverbiales » (catalogue, p. 149). Les deux commissaires de l’exposition, Nicole Garnier-Pelle et Mathieu Deldicque, ont minutieusement reconstitué les étapes de sa conception, en donnant à voir les multiples esquisses et croquis produits. La correspondance d’Ingres et de ses amis, et les échos parus dans la presse, sont également sollicités. Ils montrent que le duc et le peintre ont collaboré étroitement pour convenir de tous les détails esthétiquement signifiants : cadrage, couleur des vêtements, textures, posture… Le souci de dynamisme et de mise en valeur de la silhouette du prince se traduit par un contrapposto accentué, les couleurs étant savamment réparties. Inspiré par la Renaissance italienne et les portraits masculins d’un Titien et d’un Bronzino, Ingres « noircit volontairement l’uniforme normalement bleu profond » (Côme Fabre, ibid., p. 156) afin de magnifier la carnation de son modèle.

Les années italiennes d’Ingres et sa formation à l’Académie de France à Rome furent à cet égard décisives. Le Portrait de Madame Duvaucey (1807), commandé par le baron Alquier, ambassadeur auprès du Saint-Siège, a été surnommé la « Joconde d’Ingres » par Théophile Gautier. Caractéristique de la première manière ingresque, l’œuvre associe de manière sophistiquée formes ovales, contours épurés et oppositions franches de couleurs, avec un goût pour les sinuosités. Le strict réalisme cède la place à une idéalisation du réel, n’hésitant pas à oser des exagérations anatomiques, dont La Grande Odalisque sera le plus fameux exemple. Grand admirateur de ce portrait, qu’il avait pu contempler au domicile de son auteur, Gautier écrivit dans La Presse du 27 juin 1847 : « Holbein n’a rien fait de plus fin ; Raphaël, de plus noble ; Titien, de mieux coloré. » La genèse du tableau, retracée avec un remarquable souci documentaire, donne l’opportunité de mesurer le patient travail d’élaboration d’Ingres. Le lavis conservé au Louvre renseigne sur son projet initial : le modèle était à l’origine assis sur un fauteuil à dossier rectangulaire, et non arrondi. Quelques petites maladresses dans la position du bras et du châle indiquent ses tâtonnements dans une recherche qui se précise cependant au fil des esquisses postérieures, au point d’aboutir à la version finale peinte, qui fait ressortir par contraste la grande maîtrise acquise par l’artiste.

Jean-Auguste-Dominique Ingres (Montauban, 1780 – Paris, 1867) Autoportrait d’Ingres à vingt-quatre ans, 1804 (Salon de 1806) Toile ; H. 0,77 ; L. 0,61 m Chantilly, musée Condé, PE 430 ©RMN – Grand Palais Domaine de Chantilly – Harry Bréjat

Le même processus est à l’œuvre avec l’Autoportrait à l’âge de vingt-quatre ans, qui recèle une histoire complexe. Peint en 1804, exposé au Salon de 1806, il fut modifié par Ingres entre 1841 et 1851. Son premier état nous est connu grâce à une gravure de Potrelle retouchée par Ingres. La copie réalisée en 1807 par Julie Forestier, alors fiancée au peintre, apporte elle aussi de précieux renseignements, de même qu’une photo prise par Marville en 1849. Les progrès récents en matière de radiographie et d’analyse non invasive des œuvres ont permis de confirmer que le tableau détenu par le musée Condé était bien celui d’origine. Les repentirs y apparaissent avec netteté : la position de la main gauche est totalement modifiée, et la toile blanche qui figurait à droite dans la première version a été effacée pour focaliser le regard du spectateur sur le modèle, qui adopte une pose reprenant celle des portraits du Rinascimento. Le manteau suspendu à l’épaule du modèle a lui aussi disparu. Florence Viguier-Dutheil (ibid., p. 23) y voit aussi une volonté de ne plus donner prise aux sarcasmes qui avaient accueilli l’œuvre en 1806, beaucoup de critique moquant l’attitude d’Ingres, jugée ridicule. Œuvre de jeunesse à l’origine, l’Autoportrait est en tout cas devenu un tableau de la maturité, montré avec succès lors de l’Exposition universelle de 1855.

La mort accidentelle du duc Ferdinand en 1842 ne mit pas fin au soutien de la famille d’Orléans, qui commanda à Ingres plusieurs séries de vitraux pour plusieurs chapelles à Paris, Dreux et Chantilly. Un autre fils de Louis-Philippe, Henri d’Orléans, duc d’Aumale, bibliophile et collectionneur averti, devint son principal mécène jusqu’à la révolution de 1848. Les cartons qui ont été conservés montrent à quel point Ingres souhaitait concilier art du portrait et peinture d’histoire. Propriétaire du château de Chantilly, le duc acquit plusieurs œuvres maîtresses d’Ingres pendant son exil en Angleterre : Paolo et Francesca (1814) et Stratonice (1840). Revenu en France en 1871, quatre ans après la mort d’Ingres, il acheta trois autres tableaux majeurs : l’Autoportrait à 24 ans, Mme Duvaucey, et la Vénus anadyomène. Devenus des fleurons du musée Condé, chacun d’entre eux était intelligemment mis en lumière.

Par le soin apporté à sa muséographie, la qualité des œuvres présentées, dont certaines avaient été prêtées à titre exceptionnel par la Frick Collection de New York, telle La Vicomtesse d’Haussonville (1845), et la beauté de l’écrin qui l’hébergeait, cette exposition est une complète réussite et prouve qu’Ingres est autant le prince des artistes que l’artiste des princes.

Olivier Sauvage

Catalogue : Ingres : l’artiste et ses princes, M. Deldicque et N. Garnier-Pelle (dir.), Paris/Chantilly : In Fine/Château de Chantilly, 2023.

À lire : Nicole Garnier-Pelle, Les tableaux de Chantilly : la collection du duc d’Aumale, Paris/Chantilly : Domaine de Chantilly, Skira-Flammarion, 2009.