Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, Paris, La Fabrique Éditions, 2022 [CR par Elisa Puntarello]

Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, Paris, La Fabrique Éditions, 2022, 143 p.
Réédité par les soins de Thomas Bouchet, le livre XXXII des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand embrasse la période comprise entre la publication des ordonnances de Saint‑Cloud dans Le Moniteur universel, le 26 juillet 1830, et la remise de la lieutenance générale de royaume à Louis-Philippe d’Orléans, quatre jours plus tard. Entre les deux, se déroule l’ainsi-dite « révolution escamotée ». L’essentiel du livre XXXII est écrit entre août et septembre 1830, en prise directe avec les événements ; le texte est sans cesse revu et enrichi au cours des années suivantes. Conformément à la volonté de l’auteur, les Mémoires sont publiés de manière posthume à partir de 1848.
Le livre XXXII n’est pas un simple récit de quelques journées cruciales de l’histoire de France, mais constitue une tentative de systématisation rationnelle des événements et d’élaboration d’une réflexion de vaste portée sur le déroulement des révolutions, sur le déclin de la monarchie et sur l’avenir de la société française. Bien que l’exhaustivité ne soit pas la visée première de l’auteur, celui-ci essaie de reconstruire les journées révolutionnaires aussi bien dans leur dimension « militaire » que « civile » ; Chateaubriand penche pour cette dernière, privilégiant les vicissitudes politiques. Il propose, en effet, une analyse de l’émergence, de la définition et du rôle historique des différentes factions en présence lors des événements de Juillet : le camp monarchiste, partagé entre légitimistes et orléanistes, et le camp républicain, en essor rapide, mais animé par des hommes naïfs et travaillé par les divisions internes.
Lucide et clairvoyant — d’autant plus qu’il écrit a posteriori — Chateaubriand pointe les faiblesses de chaque groupe politique. Légitimiste pour des raisons de cohérence et d’honneur, il adopte un point de vue résolument partisan, ce qui ne l’empêche pas de condamner avec sévérité l’aveuglement de Charles X et l’inaptitude de ses émissaires. Suggérant que les peureux partisans de sa propre faction l’auraient volontairement écarté de l’action, l’écrivain montre qu’il aurait défendu efficacement les intérêts de la monarchie légitime, si l’occasion lui en avait été donnée. Chateaubriand, en effet, se présente comme l’un de ces hommes illustres et populaires qui, seuls, auraient pu réhabiliter le souverain Bourbon aux yeux du peuple insurgé de Paris : « il ne fallait présenter au peuple que des hommes populaires : dans les révolutions, un nom fait plus qu’une armée » (p. 59). En revanche, l’inaction du roi et de ses partisans auraient créé un vide de pouvoir dans lequel les orléanistes se seraient glissés habilement.
La vision du camp vainqueur de la révolution de 1830 que restitue le texte est, si possible, encore plus négative que celle des factions vaincues. Des images poignantes traduisent le mépris de l’auteur envers l’orléanisme, et nous offrent un point de vue original sur certains des moments les plus emblématiques des journées de Juillet : songeons à Louis‑Philippe qui « mendiait la couronne en quêtant le peuple » (p. 81), ou à La Fayette « rêvassant la République » (p. 78), puis cautionnant la remise du pouvoir dans les mains du duc d’Orléans lors de la célèbre accolade sur le balcon de l’Hôtel de Ville. L’accession au trône du roi-citoyen constitue, aux yeux de Chateaubriand, la seconde et dernière étape du déclin de la monarchie française, commencé lors du régicide de 1793. C’est sur la conscience aiguë et douloureuse de l’irrémédiable perte de sacralité de l’institution monarchique que s’achève le livre XXXII.
Le dialogue avec le passé est constant dans le texte, et il vise à éclairer autant le présent que l’avenir. À l’instar de l’ensemble des Mémoires, en effet, le livre XXXII est truffé de références historiques que les évènements de Juillet éveillent, par analogie ou par contraste, dans l’esprit de l’auteur. Les époques privilégiées pour ce genre de comparaisons sont celles des guerres de religion, de la révolution anglaise, et naturellement de la Révolution française. Écrivant en pleine monarchie de Juillet, Chateaubriand peut également enrichir son texte d’allusions proleptiques : ainsi de la mention du « théâtre des exploits futurs de Fieschi » (p. 26), sonnant comme une menace voilée, inscrite dans le tissu même de la capitale, qui pèse sur le régime issu de la révolution de 1830.
La structure même du texte, parsemé d’analepses, de prolepses et de comparaisons historiques, témoigne de la foi de Chateaubriand en la valeur pédagogique de l’histoire. Le début de la monarchie de Juillet sanctionne l’abandon volontaire de la carrière politique de la part de l’écrivain, dont la plume demeure le seul et le plus puissant moyen d’action sur le présent. D’où l’effort de Chateaubriand pour reparcourir l’ensemble des événements, y compris ceux qui ont eu lieu derrière les coulisses ; ce qui l’amène, inévitablement, à se heurter aux zones d’ombre de l’Histoire : ainsi, après avoir rapporté le contenu d’un tête‑à‑tête entre le roi et l’un des ministres, il avoue ne pas croire « un mot de tout cela » (p. 42). S’appuyant sur un grand nombre de documents de l’époque, Chateaubriand relate des événements auxquels il n’a pas assisté et des discours qu’il n’a pas entendus ; et pourtant, la manière dont il questionne sans cesse ses sources constitue un appel à l’exercice de l’esprit critique. Mais la source première du récit demeure l’auteur lui‑même, qui souligne le caractère exemplaire de sa propre expérience. Via une constante mise en scène de soi, qui passe par les commentaires, par les passages au discours direct, par les analepses qui éclairent les relations de l’écrivain avec certains des protagonistes des journées de Juillet, Chateaubriand s’efforce, a posteriori, de se frayer une place dans un moment historique qu’il a vécu, malgré lui, depuis les marges.
Dès lors, la valeur du livre XXXII des Mémoires d’outre-tombe réside moins dans l’exactitude de la reconstruction historique que dans l’originalité du point de vue de l’auteur. Celui-ci est redevable de plusieurs lieux communs du récit de la révolution de 1830, mais il n’hésite pas à s’écarter du discours ambiant. Il propose ainsi, par exemple, un portrait en négatif de l’un des héros typisés des journées de Juillet, le gamin de Paris : « [s]inges laids et étiolés, libertins avant d’avoir le pouvoir de l’être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l’abandon de l’innocence » (p. 68). Remarquable par sa rareté, ce portrait contraste avec l’image idéalisée du gamin se battant sur les barricades, qui des récits de 1789 à ceux de 1848, en passant par les évocations des Trois Glorieuses, arrive jusqu’au Gavroche des Misérables.
L’« Ouverture » (p. 7-11) et les « Commentaires » (p. 89-122) de cette édition, signés par Thomas Bouchet constituent un appui précieux pour la lecture. L’analyse de Th. Bouchet se focalise sur deux éléments principaux. En premier lieu, la nature littéraire des Mémoires d’outre‑tombe : en effet, ce sont surtout la qualité de l’expression, la construction du récit, la variété et l’originalité des images employées qui font la force du livre XXXII. En second lieu, le fait que ce dernier ne doit pas être considéré isolément, mais dans son rapport avec l’ensemble de l’œuvre. Les brèves notes qui ponctuent le texte permettent de situer les personnages et les événements mentionnés, en rendant la lecture aisée et fluide. Une bibliographie commentée (p. 127-130) et l’« Index des personnes » (p. 131-143) permettent d’approfondir les nombreuses suggestions offertes dans l’ouvrage, sans alourdir une publication qui veut rester ouverte à un public non spécialiste. Les cartes réalisées par Mélanie Marie enrichissent considérablement l’expérience de lecture. Elles nous permettent, en effet, de suivre les déplacements de Chateaubriand et de tous les principaux protagonistes des événements racontés, reflétant ainsi l’importance que l’écrivain attribue à la topographie de la révolution et à la symbolique politique des lieux — l’Hôtel de Ville, le Palais-Royal, la Chambre des députés, Saint-Cloud. Dans son ensemble, l’apparat critique du texte offre des clés de lecture pour l’ensemble des Mémoires d’outre-tombe, dont le livre XXXII constitue une « porte d’entrée » secondaire — moins connue, mais non pour autant moins intéressante, que d’autres chapitres de la grande œuvre posthume de Chateaubriand.
Elisa Puntarello
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julien Schuh (28 juin 2024). Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, Paris, La Fabrique Éditions, 2022 [CR par Elisa Puntarello]. Société des études romantiques et dix-neuviémistes. Consulté le 20 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11wdy