Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, éd. Denis Pernot et Vital Rambaud, Paris, Classiques Garnier, 2023 [CR de Jessica Desclaux]

Maurice Barrès, Chronique de la Grande Guerre, éd. Denis Pernot et Vital Rambaud, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de littérature du XX^e siècle », 2023, 1041 p.

         L’année du centenaire de la mort de Maurice Barrès marquera-t-elle une nouvelle étape de la réception de l’écrivain, donnera-t-elle lieu à une redécouverte de ses écrits, relancera-t-elle les travaux sur un auteur largement tombé dans l’oubli ? S’il est encore tôt pour juger de l’effet de certaines publications, on peut noter que 2023 fut une année tout en contrastes du point de vue éditorial. Alors que la collection « Bouquins » a retiré de son catalogue les deux tomes rassemblant l’essentiel des écrits littéraires de Barrès sous le titre Romans et voyages, édition établie par Vital Rambaud en 1994, Gallimard a réimprimé dans la collection « Folio classiques » le roman Les Déracinés, présenté et annoté par Jean Borie (1988), pour accompagner la sortie du volume collectif dirigé par Antoine Compagnon, À l’ombre de Maurice Barrès (Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 2023). À ce titre se sont ajoutés La Colline inspirée et Un jardin sur l’Oronte aux Éditions Litos, qui ont récemment repris le catalogue des Éditions du Rocher où ces deux romans figuraient sans apparat critique. Parmi ce bouquet assez maigre, où les éditeurs préfèrent les retirages à de nouvelles éditions, Chronique de la Grande Guerre, parue chez Classiques Garnier à l’automne dernier, se démarque.

         Denis Pernot et Vital Rambaud, spécialistes reconnus de l’auteur et plus largement de la littérature de la Première Guerre mondiale, n’ont pas choisi la facilité en s’attaquant à ce corpus difficile par son ampleur et son sujet. La Chronique, initialement publiée en quatorze volumes  chez Plon-Nourrit de 1920 à 1924, rassemble les articles patriotiques de L’Écho de Paris que Barrès rédigea quasi-quotidiennement pour soutenir l’effort de guerre. Ces écrits circonstanciels, que l’auteur jugea assez importants pour les recueillir de son vivant, ternirent considérablement sa réputation. Ils pesèrent lourdement sur sa réception et contribuèrent beaucoup au purgatoire où son œuvre littéraire tomba après sa mort. De fait, aujourd’hui, le surnom de « rossignol du carnage » dont Romain Rolland affubla Barrès ou la condamnation par le  narrateur du Temps retrouvé de la littérature à thèse incarnée par ces articles sont moins tombés dans l’oubli que Le Culte du Moi. Il pourrait donc paraître audacieux de redonner ces textes au moment même où l’on peine à sortir de l’ombre l’écrivain, à convaincre les éditeurs de rendre visibles ses romans et sa prose essayiste de voyages dans les rayons des librairies. Serait-ce alors que la Chronique diffère de l’image belliciste passée à la postérité ?

         Dans le corpus barrésien de guerre, tous les écrits circonstanciels n’ont pas eu la même destinée. Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917), volume où Barrès rompt avec l’antisémitisme de l’affaire Dreyfus, au moment de l’Union sacrée, en intégrant aux familles spirituelles de la France juifs, protestants et socialistes, a été réédité à trois reprises depuis 1997, par des historiens (Pierre Milza ou Jean-Pierre Rioux) comme par des littéraires : Denis Pernot et Vital Rambaud en procurèrent une édition en 2017, pour son centenaire. « Charles Péguy mort au champ d’honneur », écrit décisif pour la postérité du poète et sa place dans l’histoire littéraire, est l’un des rares articles de la Chronique republié, notamment par Antoine Compagnon dans l’anthologie La Grande Guerre des écrivains (2014). Ces deux cas présagent-ils que d’autres pages méritent aussi une nouvelle attention ?

         Les éditeurs de la Chronique ont retenu cent cinquante articles pour composer leur anthologie, panel large qui rend compte d’une grande variété de sujets et de formes d’écritures journalistiques (éditoriaux, reportages, entretiens, nécrologies) sur toute l’étendue du conflit. Suivant un ordre chronologique, selon le genre de la Chronique pensé par Barrès, le recueil donne à saisir ce qu’est dans la durée une guerre des mots, d’« images » et de « sentiments », selon les termes du journaliste d’« Arras sous les obus ». La Chronique dépasse-t-elle néanmoins le statut de documents pour les historiens ? Il est certain que le volume, déjà salué par Jean-Pierre Rioux dans la presse, s’impose d’emblée comme un outil de travail de référence, inédit et précieux pour les spécialistes et les amateurs de la Grande Guerre, des idées politiques comme pour les futurs biographes de l’auteur. Certains lecteurs seront intéressés par les réflexions sur la langue, comme lorsque Barrès s’interroge sur l’histoire et l’usage du terme « poilu » ; d’autres retiendront les mesures proposées pour améliorer le quotidien des soldats ou les articles portant sur la question des femmes, notamment de leur vote. Le volume ouvre la porte à bien des travaux sur la rhétorique politique, abordée sous l’angle de la poétique des émotions ou de la mémoire culturelle en contexte guerrier chez un écrivain qui revendiquait son manque d’éloquence dans la trilogie du Culte du Moi.

          Le recueil intéressera aussi les spécialistes de la presse ou des interactions entre le journalisme et la littérature. Il invite à un travail de comparaisons avec les articles d’écrivains contemporains, notamment de Bourget et de Colette, avec laquelle Barrès, point que l’on pourrait interroger, ne dialogue guère. Il ouvre enfin des perspectives nouvelles sur l’atelier d’écriture du journaliste. Nombre d’articles prennent la forme d’une prose polyphonique : le chroniqueur intègre régulièrement à son propos des témoignages épistolaires envoyés du front et de l’arrière. Par cette manière de « composer une œuvre en dépouillant son courrier », selon la formule de Vital Rambaud, Barrès se crée un ethos singulier de « secrétaire de la nation ». La lecture de la Chronique vaut la peine pour cette plongée dans ces voix épistolaires, dans le bruissement de ce courrier, dont il faudrait néanmoins mesurer la sélection faite à partir du fonds Barrès, conservé à la BnF, mais non inventorié pour les lettres des années de guerre (soit trente-six cartons, dix de correspondances de soldats et vingt-six de civils). Sa consultation, une fois rendue possible, permettra de lever l’anonymat des témoins et de mieux saisir cette poétique de la citation. De ce point de vue, la Chronique n’offre-t-elle pas une entrée majeure pour reconsidérer la question du témoignage et de l’écriture de soi pendant la guerre, notions au cœur du travail fondateur de Jean Norton Cru ? L’article journalistique pris dans une rhétorique de combat n’est-il pas un lieu complexe où la citation de témoignages alterne avec la création de héros et de mythes (Jeanne d’Arc, en particulier, sous la plume de Barrès)?

         L’apparat critique de l’édition procurée est particulièrement riche : l’introduction de 141 pages constitue en soi un petit essai dense sur le sujet, qui fait date. Les annotations nombreuses permettent aux lecteurs d’identifier les principales références historiques, en particulier les nombreuses personnalités convoquées. Les annexes soigneusement composées comprennent de belles surprises : un relevé méticuleux des variantes entre l’état de publication de l’article dans L’Écho de Paris et la Chronique de la Grande Guerre (55 pages) amène à poser des questions passionnantes sur la censure et la réécriture ; une bibliographie des préfaces rédigées par Barrès à des ouvrages relatifs à la Grande Guerre, soit près de soixante-dix paratextes, annonce un nouveau champ d’études ouvert par Denis Pernot. Une chronologie finale aurait permis de mieux mesurer les sujets dont Barrès ne traite étonnement pas.

         L’ampleur du travail de recherches accompli pour établir cette édition force donc l’admiration. Sans doute, pour le centenaire de la mort de Barrès, aurait-on aimé voir paraître, en pendant de cette anthologie politique, un volume des articles du critique et des écrits littéraires dans la collection de la « Bibliothèque de la  Pléiade », tel qu’André Malraux le réclamait en 1968 sous le titre « Paysages passionnés ».

Jessica Desclaux (FNRS/UCLouvain)